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 Autrement...

Autrement... : Partie 2 - Nicolas

Jordan venait de finir sa petite balade de la semaine dans le centre-ville. C'était devenu une habitude, un moyen de voir du monde et de parler un peu d'autre chose que de magie. C'était toutefois devenu plus dur de passer incognito depuis que les média avaient passé son visage ainsi que celui de ses camarades pendant près de deux mois au premier plan de leurs journaux. Aussi fallait-il trouver un moment où la ville ne ressemblait pas à une jungle infâme.

Il commençait à y avoir du monde dans la rue. Beaucoup d'entre eux se retournaient sur son passage. Il y voyait un certain nombre de réactions différentes : la curiosité, un certain intérêt malsain parfois, de la moquerie ou de la peur.

Il regarda sa montre, plus par réflexe que par réelle utilité, ses pouvoirs auraient facilement pu être plus précis. L'objet indiquait 17h18. Jordan ne croyait plus au hasard et perçut cela comme un augure. Il leva les yeux. A sa gauche se dressait une large place qui servait de parking et à sa droite un palais de justice high-tech qui avait la fâcheuse tendance à partir en morceaux. En face de lui, le nouveau théâtre néo-gothique aux larges baies de verre, brillait sous le ciel morne. Le tout était un peu lugubre vu le temps couvert.

Sa vision se focalisa sur un enfant, un jeune garçon d'une douzaine d'années aux cheveux en bataille et au regard électrique mouillé de larmes. Il se trouvait sur le trottoir sur l'autre rive d'une des avenues les plus passantes de la ville. L'esprit de Jordan décoda instantanément les lignes du temps. L'enfant allait relever son col, tourner la tête vers ses voisins, une femme et son fils un peu plus jeune que lui, puis il baisserait les yeux pour regarder ses baskets trouées. Il prendrait ensuite une décision et s'engagerait sur la chaussée. Il s'arrêterait au milieu. Une grosse voiture rouge, type 4x4, glisserait sur l'asphalte humide pour finir sa course dans les vitres du théâtre, entraînant son corps brisé sur les marches de marbre à plusieurs mètres de l'impact.

Lorsque Jordan sortit de sa vision, la séquence avait déjà commencé. Il regardait son voisin, l'autre jeune garçon. Celui-ci riait d'une remarque que venait de faire sa mère et paraissait heureux. Jordan put voir une pointe de jalousie ou de désir dans l'oeil du garçon, puis finalement de la tristesse. Il s'engagea sur la chaussée après avoir regardé ses chaussures pendant quelques secondes. Jordan courait maintenant, mais il savait qu'il n'aurait pas le temps d'intervenir naturellement. La voiture rouge, une Opel, arrivait à toute allure. La conductrice prit une expression terrorisée lorsqu'elle vit l'enfant immobile sur la voie. Elle se prépara à donner un coup de volant.

Un bouillonnement tellurique rugit dans les veines de Jordan et, sous l'effet de sa volonté, le temps se figea. Il s'engagea à son tour sur la rue au milieu des véhicules et des passants immobiles. Il effleura l'épaule de l'enfant, l'ajoutant dans sa propre ligne de temps. Celui-ci ferma les yeux avec force, attendant le choc qui ne vint pas.

- Tu t'appelles Nicolas, n'est-ce pas ?

L'enfant ouvrit les yeux et regarda, bouche bée, le tableau fixe de la réalité, puis il posa les yeux sur l'archimage.

- Oui, Monsieur.

Il chassa du revers de sa manche les larmes qui coulaient encore sur ses joues.

- Explique-moi...

Jordan posa sa main sur l'épaule de l'enfant et le guida vers le trottoir et la sécurité. Le temps reprit son court et la voiture rouge ne fit qu'une petite embardée sans gravité.

*
**



L'appartement spacieux de Jordan venait d'apparaître devant les yeux de son jeune visiteur. L'enfant eut le souffle coupé, une sorte de douleur impalpable avait fait vibrer son corps. Il n'avait jamais ressenti ce type de sensation avant. Jordan le regarda, puis sembla se rappeler.

- Je suis désolé ! Je ne pensais pas que ce serait si pénible.
- Qu'est-ce... Qu'est-ce qui s'est passé ?
- C'est assez compliqué. Nous avons voyagé sans bouger.

L'enfant le regarda, entre l'incrédulité et la surprise.

- Si nous parlions d'autre chose, reprit Jordan sans remarquer le regard étonné de son invité, par exemple, pourquoi voulais-tu mettre fin à tes jours ?

Nicolas baissa les yeux, comme s'il avait été pris en faute.

On frappa à la porte.

- Oui ! Entrez !

La porte s'ouvrit d'elle-même et Vincent apparut le nez plongé dans un livre dont Jordan ne put voir le titre. Vincent était un peu plus petit que lui et portait un costume noir à col officier. Ses cheveux blonds étaient attachés en queue de cheval dans un style qui les faisait se ressembler. Il portait des lunettes aux formes de losange et à la monture rouge assez particulière.

- Excuse-moi, dit-il sans relever le nez, je ne savais pas que tu avais un invité. Tu cherches toujours un apprenti ?

Jordan ne comprit pas de suite l'allusion. Vincent était nettement plus compétent que lui au niveau de la détection des potentiels magiques et il dut faire un effort pour finalement reconnaître que l'enfant avait un potentiel extraordinaire.

- Non, ce jeune homme avait envie de finir sous les roues d'une voiture et je n'ai pu laisser faire.
- Et tu n'as rien trouvé de mieux qu'un arrêt du temps pour l'en empêcher ! J'ai toujours aimé ta discrétion, finit Vincent.

Les deux amis rirent un instant sachant parfaitement que les autres méthodes auraient tout autant contredit les lois de la réalité. Finalement, Jordan se dirigea vers le bar qui se trouvait au fond de la pièce.

- Je vous sers quelque chose ?

Vincent le regarda un instant et ne prit pas la peine de répondre. Jordan avait déjà commencé à sortir la bouteille de son jus de fruit préféré. Nicolas s'était approché d'une des fenêtres de la tour et regardait, surpris, la ville s'étaler devant lui. Vincent prit un air navré et croisa les bras.

- A quoi cela sert-il que tu poses des questions si tu n'attends pas les réponses ?
- Mais, simplement à te faire penser !

Trois verres ainsi que deux bouteilles de Cola apparurent sur la table.

- Je suis sensé être le Maître de la Psyché mais tu t'en sers plus que moi...
- Ca m'amuse, que veux-tu !

Jordan s'installa sur le canapé en cuir confortable qui faisait face à la baie vitrée qui donnait sur la ville.

- Et si tu me disais ce que tu venais faire chez moi, mon cher Vincent ?
- Stéphane m'a fait comprendre que tu avais eu un mauvais pressentiment et que tu voudrais peut-être m'en parler.
- J'ai, en effet, senti quelque chose d'étrange tout à l'heure lorsque j'étais à la gare. Mais je ne suis sûr de rien. C'est tellement complexe ce genre de chose.
- Bon, tu sais toujours comment me joindre. Je vais passer la nuit à l'Underground avec Xavier et William.
- D'accord, je vous rejoindrai peut-être une fois que j'aurai aidé notre jeune ami à régler son problème.

Vincent termina son verre et quitta la pièce en oubliant son livre sur la table basse du salon. Jordan pouffa et téléporta l'ouvrage dans le bureau de son ami.

- Bon, revenons à nos affaires, reprit Jordan.

Ce qui eut pour effet de faire sursauter l'enfant et le mit dans une phase défensive. Jordan se maudit pour son manque de tact.

- Viens donc t'asseoir, la fenêtre ne pourra certainement pas t'aider.

L'enfant fit demi-tour et s'affala dans l'un des fauteuils en face du canapé. Il regarda avec envie le verre de Cola sur la table.

- Il est pour toi... Allez. Raconte-moi, ne m'oblige pas à aller lire dans tes souvenirs pour savoir ce qui te tracasse au point de vouloir te tuer.
- Vous pouvez faire ça ?, demanda Nicolas d'une petite voix.
- Je le peux mais ça n'est pas facile et c'est loin d'être agréable pour ceux qui subissent, répondit-il non comme une menace mais comme une vérité.

L'enfant plongea les yeux dans le verre qu'il venait de prendre. Jordan n'eut pas besoin de ses capacités pour comprendre qu'il se demandait s'il devait faire confiance à cet inconnu.

- Je... Je suis un monstre !

Cela semblait couler de source pour l'enfant. De son esprit s'échappaient une claire tristesse et une douleur incroyable.

- Explique-toi, tu ne me sembles pas si monstrueux que ça. Je connais bien des choses pires que toi.

L'enfant releva la tête pour regarder l'archimage au visage souriant en face de lui. Jordan crut déceler un éclair d'espoir dans les yeux délavés mais il fut vite étouffé.

- C'est mon beau-père qui le dit souvent. Je ne suis pas normal. Je fais des choses qui ne doivent pas être faites...

Jordan commençait à comprendre. L'homme que Nicolas appelait son « beau-père » devait faire partie de la faction de la population radicale : « l'organisation pour la protection de l'Humanité » et le potentiel magique de l'enfant avait certainement été révélé par son manque de contrôle.

- Il me frappe quand je fais bouger les choses toutes seules ou quand je prévois ses mouvements. Il devient vite méchant quand je comprends ses pensées et ma maman a peur de moi maintenant.
- C'est donc cela ! Tu trouves que je suis un monstre ?
- Non. Vous êtes un Archimage. C'est pas pareil.
- En quoi est-ce donc différent à ton avis ? Tu sais lorsque je me suis éveillé à la magie, il y a deux ans, j'ai fait exploser un bâtiment par colère. Je ne contrôlais pas encore mes possibilités à l'époque mais je ne pense pas que je sois un monstre pour autant.

L'enfant le regardait parler avec la bouche légèrement ouverte et les yeux comme des soucoupes.

- Vous avez vraiment fait exploser un bâtiment ?
- Ce n'est pas vraiment le bon terme, mais c'est le même résultat.
- Alors, je suis normal ?
- Pas tout à fait. Tu es un mage.

Nicolas le regarda perplexe. L'explication ne lui semblait pas convenir.

- Je sais, reprit Jordan, ce n'est pas simple. Mais c'est la vérité. Tu n'es pas un garçon comme les autres mais tu n'es pas non plus un monstre. Je pense qu'il faudrait que je l'explique à tes parents.
- Vous feriez ça ?

Le sourire de Jordan fit office de réponse.

Nehwon

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