Autrement... : Partie 1

Livre I


Il était sur le quai d'une gare sordide, le regard dans le vide. Jordan regardait les bâtiments gris qui l'entouraient et se demandait ce qui avait bien pu changer dans sa vision des choses pour que cette ville où il avait toujours habité lui semble si différente. Il était le dos appuyé au pilier de béton qui soutenait un pare pluie en tôle transparente, face au train dernier modèle qui venait chercher ses amis.

Il est vrai qu'il aurait dû, à ce moment là, être extrêmement occupé, mais, comme à chaque fois qu'on lui demandait un service, il préférait aider. Il n'affectionnait pas les mondanités, ni même les devoirs de sa nouvelle charge, peut-être un relent de sa flemme maladive. Luc était en train de rassembler les enfants, cinq garçons et quatre filles qui devaient partir sans encombre pour une longue randonnée d'un mois en Auvergne.

Luc devait faire un mètre quatre vingt et portait les cheveux mi-longs avec une coupe au bol assez originale. Il portait sur son éternel t-shirt de plongée défraîchi, un poncho du plus bel effet. Un jeans ayant eu de meilleurs jours et une paire de santiags de bonne qualité complétaient la panoplie. Il courrait en tous sens avec un mot pour chacun et un énervement croissant alors que les quelques minutes d'arrêt s'égrainaient avec de plus en plus de célérité, semblait-il.

Edouard, l'autre animateur, avait les cheveux bouclés courts et semblait totalement décontracté sous une paire de petites lunettes ovales. Il portait une tenue t-shirt jeans de circonstance et une paire de mocassins marron.

Ils avaient tous les deux affirmés de nombreuses fois qu'on ne les y reprendrait plus et que les colonies de vacances n'étaient plus de leur âge mais lorsque la bande de gamins s'était retrouvée sans personne pour les encadrer deux semaines avant le départ, ils avaient replongé sans se poser de question. C'était comme une sorte de plaisir particulier.
Jordan se déplaça et attrapa les deux sacs à dos des gentils animateurs et les porta à l'intérieur du train. Cela aussi avait changé, une énergie nouvelle passait et courait dans ses veines. Il devait avoir 25 ans et portait toujours les cheveux longs. Il ne se les faisait plus couper depuis longtemps. Ca aurait été une perte de temps depuis qu'il faisait partie du troisième monde. Son costume habituellement assez strict était remplacé par une veste à col officier qu'il affectionnait et un jeans noir. Une paire de lunettes de soleil à la mode cachait ses yeux violets si dérangeants.

Le groupe se dirigea vers le wagon laissant juste le temps à Luc d'embrasser Marie, sa femme, une dernière fois, et à Edouard le temps de faire de même avec la sienne Cilia. Une sonnerie indiqua le départ imminent et Jordan descendît prestement du train. Il serra la main de ses deux amis et eut un étrange pressentiment. Il leur glissa :

« Si vous avez un problème, vous savez comment me contacter ! »

On était au début du mois de Juillet.

*
**

Jordan passait la majeure partie de son temps dans les murs de l'Université. Il était l'un des trois professeurs de la nouvelle science du troisième monde : la Magie. Lorsqu'il arriva en vue des bâtiments imposants et gothiques qu'il avait érigés comme preuve de son pouvoir naissant, il se demanda s'il aurait pu prévoir, alors qu'il écrivait encore des nouvelles dans son petit appartement du centre-ville, ce qui lui était arrivé. Maintenant, il était une des pierres de voûte de la première université ésotérique du monde nouveau. Il gara sa voiture à l'entrée du campus et continua à pied. Pendant les deux mois que duraient les vacances des étudiants, il n'y avait pas grand monde dans les murs de pierre à l'architecture gothique. A son passage, les portes s'ouvrirent et ses pas résonnèrent dans l'antre gigantesque de la connaissance occulte.

Il se téléporta dans l'une des plus hautes tours de cette étrange cathédrale. Un couloir lui fit face comportant trois portes. Son bureau se trouvait derrière celle du fond. De toute façon, quelque soit l'endroit où l'on voulait aller, cela se trouvait toujours au bout du couloir. Le bâtiment avait ses propres règles. Il avança dans le couloir puis, passant devant l'une des autres portes, à sa gauche, il se demanda s'il y avait encore quelqu'un dans ce grand vide. Sur une impulsion, il frappa.

« - Oui ?
- Puis-je, ... ? »

Un surnom ridicule lui vient à la bouche pour terminer la question, mais il se retint. Il avait dû prendre sur lui pour ne plus appeler l'un de ses collèges par le sobriquet qu'il utilisait avant. Devant les novices, cela faisait désordre.

« - Stéphane, puis-je entrer ?
- Oui, bien sûr ! »

Il poussa la porte. Stéphane était assez imposant, frisant le mètre quatre vingt dix et plutôt bien en chair. Il portait sa robe d'archimage aux armes de la maison de la nature et de la technologie. Il lui sembla que son ami avait grand besoin de repos. Il devait sûrement finir la préparation des travaux pratiques pour l'année suivante. La magie était loin d'être une science exacte. Il faillait parfois refaire de nombreuses fois les longs rituels pour être sûr qu'ils ne représentaient pas de danger pour les étudiants. Des cernes noires soulignaient les yeux de Stéphane marquant son acharnement dans ce type d'obligation.

« - Je ne te dérange pas ?
- Non, Je viens de finir les tests du dernier T.P. Je pensais aller dormir.
- Tu en as visiblement besoin. Je venais juste te dire que Luc et Edouard viennent de partir, je reviens de la gare.
- Ah ! Il me semble que ça te gène ? Vincent pourra certainement compenser le départ de nos deux chargés de TD. Tu connais ses pouvoirs sur la Vie.
- Ce n'est pas ça. Ils mettront leurs cours au point en rentrant, mais j'ai un mauvais pressentiment.
- Hum... C'est plus gênant déjà ! »

Stéphane connaissait les compétences de Jordan dans l'art de la divination, la lecture dans les trames du temps et du hasard. Elles avaient tendance à le faire paraître toujours dans la Lune. Combinées à ses pouvoirs de colocalisations, elles le rendaient totalement imprévisible mais toujours efficace.

*
**

Edouard regardait défiler le paysage par la fenêtre du train. Il lui semblait que quelque chose se préparait mais il ne pouvait pas se résoudre à faire appel à ses capacités pour découvrir quoi. Elles étaient pour lui comme un don dont on ne veut pas. Il lui semblait qu'elles étaient contre nature et il ne voulait pas risquer de déclencher quelque chose qu'il ne contrôlerait pas. Contrairement à ses amis, il avait peur du mana qui coulait en lui mais il vivait avec sans peur lorsqu'il pouvait être soutenu par les archimages.
Luc s'approcha de lui et posa sa main sur son épaule. Ce qui eut pour effet de le faire sursauter et sortir de ses rêveries.

« - Bon alors, tu vas bouger un peu ? Je te signale que tu n'es pas tout seul et qu'ils commencent à me taper sur le système.
- Ok, j'arrive. »

Edouard s'extirpa de son siège avec regret et se retourna vers le reste du wagon. Les ados étaient plutôt calmes et ça n'était pas la première fois qu'ils faisaient ce type de voyage avec les deux animateurs. Il n'y avait là que des habitués des colonies de vacances mais il semblait peser une atmosphère étrange dans le wagon.
Peut-être que la vision d'Edouard lui faisait percevoir des choses qui n'existaient pas mais il y avait quelque chose d'étrange dans tout cela. Edouard secoua la tête pour en faire disparaître ses sombres pressentiments et se dirigea vers l'une des tables pour une partie de tarot qu'il allait certainement gagner.