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L'examen de la citrouille : Suzie

Suzie


1.

La chose effrayante qui marchait dans la rue, sur le trottoir d'en-face, la regardait, elle, Suzie. Elle se trouva d'un coup à la fois ridicule, indécente, honteuse et coupable, incroyablement, coupable. Cette chose avait l'apparence d'un homme, mais ce n'en était pas un. Elle avait le souffle glacial de l'hiver, en été. Elle avait aussi l'odeur du soufre, dans les remugles empuantis des rues chaudes de New-York. Elle avait aussi un goût d'inéluctabilité et d'éternité, dans un monde où tout passait si vite.

Une vie, sordide comme la sienne. Une naïveté, depuis longtemps perdue. Un souffle, terrifié et avorté par la terreur.

La chose s'approcha et la regarda de ses grands yeux orange, brûlant d'un feu d'enfer et glaçant son âme viciée. Elle se demanda si ce qu'elle allait devoir subir...

« Un bonbon ou une blague... », s'écria la chose avec une voix enfantine.

Suzie tenta de reprendre le contrôle, elle était shootée, ce n'était pas la réalité. Quel mauvais trip. Une adulte s'approcha, la chose n'avait plus l'air aussi terrifiante qu'au départ, c'était juste un gamin, rien de plus.

« Laisse donc la dame tranquille, chéri. » dit la femme sans la regarder.

Il valait mieux en effet, Suzie n'avait rien d'une personne fréquentable, en tout cas c'est ce qu'elle pensait d'elle-même. Elle baissa les yeux sur son corps affalé sur ce banc de bois, elle n'en avait pas l'apparence en fait, mais c'était aussi ce qu'aimaient les clients. Ils voulaient un peu plus qu'une passe. Un peu plus que le corps de la femme qui suivait dans les étages pour assouvir leurs pulsions malsaines. Ils voulaient un peu de rêve. Elle le prenait en poudre et le revendait en tailleur griffé, piqué chez un receleur. Qu'est-ce que ça pouvait faire après tout ? Il ne restait rien dans sa vie dont elle pouvait être fière.

Elle regarda le gamin s'éloigner, tiré par une maman très fâchée de son choix pour avoir des sucreries. Pour les gâteries qu'elle pourrait lui offrir, il devrait attendre encore quelques années. Mais elle serait certainement morte entre-temps, peut-être que Petit Monstre saura éviter d'avoir recours à des services comme les siens.

Suzie divaguait, elle ne savait plus trop où elle devait aller, ce qu'elle devait faire ou bien même ce qu'elle était. Elle se passa la main sur le visage.

« Puis-je vous offrir un café ? », demanda une voix masculine, « Il me semble que vous en avez besoin. »

« Excusez-moi. », répondit-elle, « Je suis en service. »

L'homme rit.

« Je peux payer le service, y compris pour prendre un simple café. », ajouta-t-il.

Elle finit par lever les yeux. C'était un ange, ou elle rêvait encore. L'homme qui se trouvait devant elle portait un costume crème assez peu courant au col officier. Une chemise blanche était à peine visible en dessous de sa veste. Mais ce n'était pas vraiment ses vêtements qui avaient attiré Suzie. C'était ses yeux d'un bleu profond comme les ténèbres.
Son visage, qu'elle détailla, était un peu enfantin, il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Ses cheveux coupés court étaient un peu en désordre, suffisamment pour qu'il paraisse un peu moins strict que le reste de son apparence aurait pu le faire paraître. Il était imberbe, et ses lèvres était presque féminines, légères et pales.
Lorsqu'il lui tendit la main, elle ne sut plus réellement ce qu'elle devait faire. C'était la première fois qu'un client lui faisait cet effet. Il lui sourit doucement, pour l'inviter à le suivre. Elle se leva à peine soutenue par sa poigne solide. Elle était totalement dégrisée comme si elle venait de prendre une grande douche froide.

« Vous devriez paraître moins étonnée, vous savez... », dit-il simplement, « Vous n'êtes pas aussi laide que ce que vous le pensez. »

« Mais, je ... », tenta-t-elle de se défendre.

« Allons, vos yeux hurlent que vous n'êtes pas fréquentable. », contra-t-il très vite, « Mais les enfants ne se trompent que rarement sur les gens... »

Il indiqua de la main le Petit Monstre qui tournait en gambadant au bout de la rue. Elle sourit, il avait réussi à alléger un peu sa vie en quelques mots. Elle pouvait lui offrir le café.

« D'accord, personne ne m'a dr... fait la cour depuis un bon moment. », dit-elle amusée, « Alors, je vous y autorise. »

Il lui retourna son air amusé. Ils marchèrent côte à côte un long moment, sans parler et sans se regarder. Elle finit par saisir son bras et s'approcher de lui pour dissiper la froidure de cette fin du mois d'octobre. Ils se dirigèrent vers un café, sur la place. Ils y entrèrent et s'installèrent. Quelques regards se tournèrent vers eux sans pour autant s'appesantir. Cela sembla étrange à Suzie, elle avait l'habitude de se sentir désapprouvée, voire persécutée par le regard des autres. Avec cet homme, dont elle ne connaissait même pas le nom, elle avait le droit d'être une femme comme une autre. Il fit signe au garçon comme s'il était connu dans l'endroit.

« Louis. », dit-il avec un très fort accent français, « Je m'appelle Louis. »

« Louis. », répéta-t-elle.

« C'est presque ça. », dit-il en souriant, « Peut-être apprendrez-vous. »

« Parce que vous comptez m'en laisser le temps ? », demanda-t-elle avec un sourire taquin.

« Pourquoi pas... », dit-il, « Serait-ce si inconvenant ? »

« Vous savez ce que je suis, n'est-ce pas ? »

Il la regarda.

« De ce que j'en vois, vous êtes une femme... et plutôt belle. Si vos yeux n'avaient pas l'air aussi perdus, peut-être que je retirerais le "plutôt". Je ne vois rien d'autre. », dit-il.

« Allons, Louis, vous n'êtes certainement pas aussi naïf. », murmura-t-elle, « Le mot le plus correct est "call-girl", mais la plupart de mes clients utilisent des mots plus grossiers. »

« Et c'est réellement ce que vous êtes ? », demanda-t-il, faussement surpris, « Je me serais tellement fourvoyé sur vous ? »

Elle resta un moment à contempler ses yeux si profonds, cherchant un moyen de se dire qu'il était en train de jouer avec elle. Mais elle ne trouva rien qui puisse coller à cette théorie. Le garçon apporta deux énormes tasses rempli d'un chocolat odorant et brûlant, couvert de chantilly.

« Vous êtes vraiment un personnage étrange, Louis. », finit-elle par avouer, « Mais j'aime vos manières. »

« Je savais que vous trouveriez rapidement la prononciation exacte. », éluda-t-il.

Elle sourit, sachant que cette rencontre n'allait certainement pas se prolonger éternellement, elle plongea les lèvres dans le chocolat.

2.

Il avait fallu une soirée complète pour que l'affaire se retrouve dans la position qu'elle aurait pu prendre en quelques minutes. Suzie était fatiguée et presque heureuse, elle avait passé un très bon moment. Le meilleur depuis qu'elle avait décidé qu'elle devait s'en sortir par tous les moyens, ce qui était malheureusement le début de la fin.

Louis la regardait, allongé nu près d'elle. Elle se demanda combien de temps il mettrait à lui offrir son dû et à la mettre dehors. Au contraire, il l'attira vers lui.

« Dis-moi, Suzie, aimerais-tu que ça continue ? », dit-il doucement à son oreille, « Paris te plairait-il ? »

Elle n'en crut pas ses oreilles.

« Pardon ? », dit-elle, « Qu'est-ce que tu viens de dire ? »

« Est-ce que tu aimerais voir Paris ? », reprit-il.

« Pourquoi ferais-tu cela ? », demanda-t-elle très vite.

Il la lâcha et se retourna. Il rejeta les draps et s'assit sur le bord du lit face à la fenêtre.

« Si tu veux une explication, je vais t'en donner une... », dit-il sérieusement, « Pourrais-tu croire que je suis aussi seul que toi ? »

Elle regarda dans sa direction, mais il avait dû se lever. Elle n'eut pas le courage de repousser les draps pour le suivre des yeux.

« Non, je ne te crois pas capable d'être aussi vide que moi... », dit-elle.

« Et si je te disais... », reprit-il comme s'il ne l'avait pas entendu, « ... que je suis tellement seul que je cherche une âme qui souffre autant que moi, parce que c'est le seul moyen de me sortir de mon calvaire ? »

Il y eut un souffle de vent si léger qu'elle frissonna à peine, puis elle sentit Louis s'asseoir de nouveau sur le lit mais de son côté, cette fois. Il n'avait pas pu avoir le temps de faire le tour de la chambre, c'était impossible. Elle frissonna une nouvelle fois, mais plus à cause de l'étrangeté de la situation qu'à cause de l'air froid de la pièce. C'est alors qu'elle prit conscience que de la buée s'était formée à l'intérieur de la chambre, sur les fenêtres et sur le miroir qui trônait sur le mur en face du lit.

« Qu'est-ce qui se passe ? », demanda-t-elle un peu perdue.

« Dois-je vraiment te l'expliquer ? », demanda Louis.

Elle avait réellement peur maintenant.

« Tu ne m'as pas suivi comme tu le crois, tout à l'heure... », dit-il doucement.

Il fit une pause. La peur grimpa d'un cran dans les veines de Suzie.

« C'était un test, comme un examen de passage... », ajouta-t-il, « Et je dois dire que tu l'as réussi avec brio. Mais maintenant, tu n'as plus le droit de continuer à croire en un rêve. »

« C'est le jour des morts aujourd'hui... », dit-elle, sans réel rapport avec la conversation.

« Finalement, tu as compris. »

Nehwon

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