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Ailleurs...

Ailleurs... : Partie 2 - Sous-sol

Alors que la température descendait encore, les rues se vidaient des quelques personnes qui restaient à avoir le courage, ou l'obligation, de sortir. Pour Joshua et Moïse, ce n'était pas forcement une mauvaise nouvelle, même si les recettes qui leurs permettaient de vivre étaient liées à la générosité de ce public. Le froid faisait disparaître aussi les terribles moments de frayeur du soir et de la nuit. Personne ne prenait plus la peine de chercher un corps sur lequel frapper quand ce n'était plus suffisant pour se réchauffer.
D'un autre côté, les soirées étaient assez rudes sans avoir besoin de subir les risques de la vie de mendiant. Quand ils ne pouvaient pas dormir dans l'entrée du supermarché, ils devaient tenter de trouver une solution pour ne pas mourir de froid. Ils évitaient attentivement les centres d'accueil à cause de leurs différences, qui causaient invariablement des tensions souvent insurmontables. Mais parfois, les soirées étaient si sombres qu'il leur arrivait de penser qu'il faudrait certainement tenter les foyers. Étrangement, même si Moïse était incapable de se souvenir de la moindre image sur les "foyers" qu'il avait connus, il n'avait aucune envie de retourner faire un séjour dans ce type d'endroit.

Finalement, une nuit :

« Moïse ?... »

Ils étaient installés dans une cage d'escalier, pas trop mal chauffée mais assez venteuse. Dehors, le bitume s'était déjà couvert d'une couche cristalline brillante, proposant une future matinée glissante au pied des tours. L'endroit avait une légère odeur de renfermé, de vétuste revêtement PVC lavé à l'eau de javel et un arrière-goût de dégradation, dissimulé par du papier peint neuf aux murs et des étiquettes décoratives sur les boîtes aux lettres. C'était une façon de cacher la misère pensa Moïse, et on appelle ça de la dignité. Pour lui, c'était un moyen de réchauffer son coeur en se disant qu'ils n'étaient pas les seuls à souffrir.

« Non, Joshua, je ne dors pas... », répondit-il sans regarder son compagnon.

Joshua avait ce réflexe quand ses pensées s'agitaient un peu trop dans sa tête. Il posait la question en connaissant la réponse, puisque Moïse et lui avaient l'étrange capacité de penser en même temps. Et depuis un moment, ni l'un ni l'autre ne dormait réellement bien. Il y avait le froid, c'était certainement le pire, quoique la faim était un ennemi douloureux et difficile à combattre.

« Je... Je me demandais ce que nous ferions si nous n'arrivons pas à trouver à manger demain. », dit-il sans réellement vouloir cacher l'implication de la question.

« Tu te demandes si j'accepterais le vol comme solution. », riposta Moïse, « Je crois que, même si ça ne me plaît pas, nous n'aurons vraisemblablement pas le choix. »

Ils se regardèrent. Ils avaient déjà de nombreuses fois abordé la question, Joshua tentant de convaincre Moïse sans y réussir. Il lui répondait invariablement « Nous n'avons pas encore atteint le point de non-retour. » Joshua ne le suivait généralement pas quand il expliquait la raison de son refus plus clairement. Moïse parlait trop bien pour un enfant orphelin des rues, c'était une des choses dans le comportement de son compagnons qui étonnait et intriguait Joshua.
L'autre point était que Moïse mettait en général un point d'honneur à respecter la loi. Mais cette fois, il n'aurait certainement pas le choix et devrait faire comme toutes les personnes condamnées à la rue, en particulier les Eveillés. Dans un sens, cet état de fait chagrinait Joshua. Avec l'intelligence de Moïse, ils avaient bravé l'intégralité des embûches qui se trouvaient sur leur chemin sans jamais déraper. Mais ça finissait par être trop difficile.

« Il y a une condition. », ajouta Moïse, « Pas de violence, pas de braquage. Je veux que ce soit fait en douceur et sans cri. »

Il tourna à nouveau son regard vers son compagnon et vit qu'il n'avait pas l'intention de faire cela autrement.
Le lendemain vint trop vite pour qu'ils puissent se faire à l'idée. Moïse tenta, une dernière fois, de trouver une solution au problème de la nourriture en suppliant les commerçants et en demandant l'aumône. Mais rien n'y fit. Le froid semblait aussi atteindre les coeurs et ce fut vers 11 heures, quand leurs estomacs crièrent famine un peu plus fort, qu'ils décidèrent de mettre leurs résolutions à exécution.

« Je sais que tu n'as pas envie de faire ça, », dit Joshua spontanément, « je l'ai déjà fait et je vais le refaire. »

Ils se séparèrent pour ne pas être trop visibles et surtout pour avoir un peu d'espace pour courir s'il se faisait prendre. Il avait étudié les possibilités qui lui permettraient de récupérer de la nourriture et il était hors de question d'entrer dans un magasin pour subtiliser de quoi manger. Il n'arriverait certainement jamais jusqu'à la sortie avec leur butin. Joshua décida de choisir une personne au hasard dans la rue, une femme de préférence, et de lui voler son argent. Cela lui sembla plus simple. Ils sortirent donc de la banlieue pour viser le centre-ville. Les rues, devenues glissantes à cause du gel, s'étaient vidées de leurs passants, laissant les deux garçons pris au dépourvu.
Ce fut à la sortie même de la banlieue, aux portes de la ville, qu'ils croisèrent une jeune femme. Elle portait un chignon assez strict et des lunettes au rebord fin, un tailleur certainement de marque sous un manteau noir tombant à la coupe assez masculine. Il ne pouvait toutefois caché ses chaussures aux talons assez imposants. Elle ne semblait toutefois pas incommodée par l'état du trottoir. Elle passa près de Joshua sans le regarder directement, et ne manifesta aucune crainte à sa présence. Elle portait un sac à main assez féminin, ce qui retint le regard du garçon.
Il prépara son coup rapidement. Il la laissa le croiser, fit rapidement demi-tour et se mit à courir pour la rattraper.

Il fut arrêté par Moïse qui, sorti de nulle part, se plaça entre la femme et Joshua qui lui jeta un regard scandalisé.

« Pas elle. », dit-il tout bas, sans voir que la femme s'était retourné et qu'elle avait perçu au moins l'un des deux mouvements, « C'est trop dangereux. »

Elle les regardait maintenant avec un drôle d'air que Joshua trouva rempli de menaces. Moïse comprit que l'ex-future victime avait compris et tenta de prendre ses jambes à son cou. Elle l'arrêta :

« Qu'est-ce qui te fait penser que je suis une proie trop dangereuse pour ton ami, jeune homme ? », demanda-t-elle.

Les deux garçons se regardèrent et échangèrent un regard étonné signifiant "elle savait tout depuis le début ?".

« Oui, » dit-elle en écho à leurs pensées, « je savais ce que vous comptiez faire au moment même où je vous ai vus au bout de la rue. Je souhaiterais toutefois que tu répondes à ma question. »

Elle s'approcha, dangereusement, mais Moïse était incapable de bouger. Une douleur lancinante était apparue à l'arrière de sa tête. Il tremblait légèrement, mais pas de froid. Il avait déjà entendu cette voix, il s'en souvenait, mais il n'arrivait pas réellement à situer l'endroit. Une grande table revenait dans ses souvenirs, par flash, une table qui accueillait plusieurs personnes dont cette femme.

« J'ai senti votre aura, Madame. », répondit-il en claquant des dents. « Vous le cachez bien, mais ce n'est pas assez naturel pour qu'on ne le remarque pas. »

Joshua vit le visage de la femme prendre une expression de surprise si profonde qu'il aurait pu croire qu'elle venait de recevoir une gifle. Moïse se retenait de plaquer sa main contre son crâne, la douleur était maintenant presque insupportable. Elle sifflait dans sa tête comme un train entrant en gare. Des larmes coulèrent seules sur les joues du garçon.

« Qu'est-ce que vous lui faites ? », hurla Joshua au visage de la femme, « Nous voulions juste un peu d'argent... pour manger... »

« Je sais parfaitement ce que vous vouliez. », répondit elle, « et je ne fais absolument rien à ton ami. D'après ce que je vois, il est malade. »

C'est le moment que choisi Moïse pour s'effondrer en avant.

*
* *

Il ouvrit les yeux sur un plafond étrange. C'était un plafond étranger. Cette réflexion lui rappela instantanément un ancien dessin animé, japonais supposa-t-il. Il tenta de se relever mais il eut plusieurs vertiges violents qui l'obligèrent à se recoucher.
Une fois qu'ils furent passés, il tenta de détailler la pièce en cherchant à ne pas trop bouger. Sur la droite, il y avait une porte d'entrée, sans serrure et à la poignée blanche de plastique. Il devait y avoir 2m50 entre celle-ci et le coin droit de la pièce. Le rebord de la porte était au niveau de son visage et il n'eut pas le courage de basculer la tête en arrière pour estimer la taille complète du mur. Il s'en passa et supposa que l'endroit dans lequel il se trouvait possédait de murs de la même taille de tout côté. Sur le mur du fond, trônait un énorme écran plasma accroché par un bras articulé, comme dans les chambres d'hôpital. Il eut toutefois du mal à croire qu'aucun hôpital public ou privé, ne possède ce type d'équipement dans chacune de ses chambres. Il y avait aussi une armoire aux couleurs criardes, rouge et verte, et un bureau comportant aussi bien des livres qu'un ordinateur. La pièce ne comportait pas d'ouverture vers l'extérieur.

La porte s'ouvrit presque en même temps qu'il terminait son tour d'horizon. Entrèrent une jeune femme en blouse blanche - qui devait certainement être le médecin - la femme qu'ils avaient tenté de dépouiller dans la rue et Joshua, vétu d'un pyjama blanc, semblable à celui qu'il portait.

« ... nous avons réussi à faire régresser l'hématome sous-dural qui a provoqué la perte de conscience, mais je ne suis pas certaine de savoir très exactement ce qui l'a provoqué. », disait la dame en blouse blanche à l'attention de l'autre femme.
« Heu... mais... », balbutia Joshua.

« Est-ce grave, Docteur ? », formula Moïse à la place de son compagnon.

« Je ne peux pas te le dire actuellement. », répondit franchement la médecin, « Il semble que tu as subi pas mal de chocs violents à la tête qui peuvent être la cause de ton problème d'hier. Je ne peux toutefois pas être certaine qu'il n'y a rien de plus grave qu'un hématome post-agression. »

Le signe de vie que venait d'effectuer Moïse sembla combler Joshua de joie. Il se dirigea vers le lit et serra la main de son compagnon qui se sentit incroyablement ému.

« Tu sais, Josh, je crois que je sais ce qu'a provoqué l'Eveil chez toi. », murmura Moïse pour que son ami soit le seul à l'entendre, « Tu es télépathe et empathe et ce n'est pas toujours très facile à gérer. »

La femme au chignon - qui avait actuellement les cheveux détachés et tressés d'une façon qui rappela quelque chose à Moïse - s'assit au bout du lit.

« Je te souhaite la bienvenue parmi les vivants, jeune homme. Je m'appelle Aura et nous sommes dans le quartier général de la résistance anti-ségrégation. », dit-elle l'air sérieuse, « Nous sommes près de cinquante mètres sous terre dans un abri que les nôtres avaient commencé à creuser lorsque Jordan nous a fait comprendre qu'il n'était plus temps de réfléchir, mais d'agir. »

« Tu verras, c'est formidable, y'a presque une ville entière sous la surface, c'est hallucinant. », s'écria Joshua sans retenue.

Encore une fois, les émotions de son ami lui parvinrent directement, le rendant plus joyeux qu'il n'aurait dû l'être dans une chambre d'hôpital après un accident vasculaire cérébral - d'après ce qu'il en comprenait.

« Pour ma part, » dit le médecin, « j'aimerais pousser les investigations un peu plus loin, si tu es d'accord. »

« Si vous les pensez nécessaires, », dit Moïse, « je le ferai. Mais, je suppose que vous savez que je n'ai pas de couverture sociale et que je suis dans l'incapacité de vous payer le moindre honoraire. »

Les deux femmes le regardèrent, étonnées.

« N'aie aucune crainte à ce sujet. », le détrompa Aura, « Ici, la plupart des choses sont gratuites quand l'on sait trouver sa place dans la vie de notre cité et, au vu de tes capacités, tu ne devrais pas avoir trop de mal à t'intégrer. »

« Je vais commencer par vous soigner Joshua et toi, en vous prescrivant des repas adaptés pendant les prochains jours. », dit le docteur, « La malnutrition est certainement votre plus grave pathologie. En outre, si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis le Docteur Belgman, Elizabeth Belgman. Mais tout le monde m'appelle Zabou, ici. »

Elle ôta ses lunettes et se dirigea vers la sortie. Avant de fermer la porte, elle ajouta :

« Je te laisse passer le week-end avant que nous n'attaquions les examens. J'autorise Aura à vous accompagner dehors, mais au moindre symptôme, je vous veux ici. C'est clair ? »

La diatribe s'adressait plus à Aura qu'aux garçons et elle acquiesça.

« Très bien, alors, à lundi pour découvrir ce qui se cache dans ton crâne, jeune Moïse. »

Nehwon

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