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Chronique des 5 Royaumes de Lorentis : Chant 06 - Merveilles et Démons

Gabriel regardait le plafond de sa chambre en écoutant les rugissements profonds de la mer qui battait inlassablement la coque du navire de pierre. Il s'éloignait lentement de son univers pour en intégrer un autre et il sentait une violente mélancolie l'étreindre. Ses pensées tournaient tels de grands rapaces dans son crâne, cherchant un point fixe dans ses souvenirs pour poser leurs serres. Et ils en trouvèrent un.

C'était très proche de la réalité, un souvenir si vivace qu'il fut capable de faire remonter les émotions à la surface, ça se passait bien avant sa reconnaissance dans le passé lointain où il n'était encore qu'un aspirant aux pouvoirs de Takas, qu'il venait de trahir.

La maison de bois vivant réapparut dans son champ de vision, et les portes monumentales qui donnaient vers la zone d'entraînement lui revinrent elles aussi.

*
* *



Gabriel hésita un instant avant de descendre l'escalier droit qui donnait sur une immense grotte où trônaient les ustensiles utiles à l'initiation d'un adepte de Takas. La maison dans la forêt recelait bien des secrets qu'ils découvriraient certainement au fur et à mesure de leurs entraînements. Ce n'était pour l'instant qu'une salle remplie d'instruments de torture qu'il avait devant les yeux et ce n'était pas pour faire passer le malaise qu'il avait fait sentir à Zéphyr dans la chambre quelques instants plus tôt.

Devant eux, Zéphyr l'ayant rejoint au bas des marches, il y avait une vaste zone couverte de paille tressée qui devait certainement servir à l'entraînement au corps à corps. Plusieurs râteliers étaient disposés sur la paroi de la grotte, trois ou quatre mètres plus loin face à l'escalier. Ils comportaient des armes standards telles que des épées ou des haches mais aussi des objets plus exotiques qui ne ressemblaient pas forcément à des instruments prévus pour réduire des corps à l'état de cadavres. Sur la gauche au fond d'une longue ouverture semi-circulaire était disposé un établi comportant des alambics et des volumes de bonne taille aux couvertures de cuir. Près de là, une dalle circulaire marquée de nombreuses runes était disposée au dessous d'une cheminée qui devait s'élever jusqu'à la surface et d'où provenait un léger vent piquant. La pièce était chauffée par un immense foyer dans lequel rugissait un grand feu de bois. Une odeur de fumée régnait dans la pièce ainsi que des parfums plus subtils d'encens et d'onguents. Eltahir attendait ses élèves devant la cheminée, regardant les flammes danser devant lui.

«Approchez.», dit-il simplement sans violence dans le ton.

Zéphyr et Gabriel obtempèrerent, intimidés par l'endroit vaste et oppressant.

«C'est aujourd'hui que commence votre quête. Parce que ce n'est pas seulement un entraînement. Je veux que nous soyons d'accord de suite sur la finalité de ce que je vous propose.», reprit-il quand ils furent plus proches, «Vous avez encore la possibilité de renoncer maintenant. Une fois commencé le Cheminement, il sera trop tard.»

Il les regarda de ses yeux perçants, certainement pour mesurer leur détermination. Il n'y trouva aucun doute, des craintes peut-être mais pas d'hésitations.

«Très bien, il y a une chose à accomplir avant de débuter.»

Il sortit d'une niche dans l'âtre une petite boite en bois de rose qu'il ouvrit précautionneusement. Il s'y trouvait un stylet d'argent ainsi qu'une petite fiole d'encre d'un noir presque parfait. Il prit le stylet dont la pointe, parfaitement aiguisée brillait d'une lueur malsaine dans la lumière tremblante du feu.

«Vous allez recevoir la marque vivante de Takas. C'est le signe distinctif des guerriers de notre ordre. Vous ne pourrez plus fuir après l'avoir reçu car votre destin sera inscrit dans les trames du tatouage qui évoluera en vous au fur et à mesure que votre dévouement grandira.», récita-t-il comme une litanie.

Gabriel et Zéphyr ne purent que fixer leurs regards sur le bras droit d'Eltahir où s'enlaçaient les volutes complexes de son propre tatouage.

«Lequel de vous deux sera le premier ?», dit-il

Les deux garçons sans se regarder, firent un pas en avant simultanément. Le regard d'Eltahir se fit plus perçant encore. Gabriel n'arriva pas à percevoir les pensées qui se cachaient derrière le regard rude, mais il comprit que ce n'était pas un mauvais présage pour eux.

«Ce sera toi, Gabriel, en premier, puisque vous ne pouvez pas vous décider.», ajouta le maître d'armes avec un voix cassante qui ne correspondait pas à son expression.

Gabriel avança.

«Tu es droitier ?», il ponctua sa question en lançant une petite bille d'acier, certainement une bille de fronde, en direction de Gabriel qui la rattrapa de la main gauche.
«Gaucher donc, étonnant.», poursuivit Eltahir.
«Je ne suis pas gaucher, j'écris de la main droite.», reprit Gabriel, ne voyant pas vraiment l'intérêt de la question.
«Nous verrons cela plus tard, avance et tend ton bras gauche.»

Gabriel obtempéra. Eltahir plongea la pointe du stylet dans l'encre puis l'approcha de la peau du novice. Gabriel s'attendit à une piqûre mais ne sentit rien venir. Il y eu un mouvement sous sa peau, quelque chose d'assez désagréable, mais pas douloureux. Rapidement, son bras lui sembla plus lourd, la tête lui tourna violemment, à tel point qu'il dut s'asseoir. Il sentit un deuxième mouvement et tout redevient normal. Une arabesque d'encre noire de petite taille était maintenant lovée sur son avant-bras. Il regarda Zéphyr qui semblait abasourdit par ce qu'il venait de voir.

«C'est ton tour, Zéphyr.», reprit Eltahir.
«Je suis droitier.», dit simplement l'enfant aux cheveux roux. Il avança et présenta son bras droit.

Gabriel vit Eltahir effleurer le bras de Zéphyr de la pointe d'argent, laissant un point rouge de la taille d'une tête d'épingle sur la peau blanche. Zéphyr tenta de rester debout, sans pour autant y arriver. Il se laissa tomber sur le sol près de Gabriel. Une tache noire était apparue sur son avant-bras semblant croître comme une plante sous la peau. Il forma des volutes complexes et sembla vibrer ou gonfler peut-être pendant un instant. Puis, elle finit par prendre une forme définitive, semblable à celle que Gabriel portait.

«Voilà, le premier pas sur le chemin est fait, vous pouvez souffler un peu, je vais chercher les autres à l'étage.», dit Eltahir en ramassant la boite en bois de rose à sa place sous le rebord de la cheminée.

Il se leva et se dirigea d'un pas rapide vers l'escalier. Il le gravit prestement et laissa les deux novices seuls dans la salle d'entraînement. Ils se regardèrent un moment sans trop savoir quoi dire. Leurs avant-bras étaient maintenant légèrement engourdis et douloureux.

«Tu crois que l'on a fait le bon choix ?», finit par dire Zéphyr.
«Tu penses vraiment que nous aurions supporté l'entraînement de la troupe plus de quelques semaines avant de penser à s'enfuir ?», répondit simplement Gabriel, «Ce que je crois, c'est que nous n'avions pas le choix.»

Gabriel sentit une décharge qui traversa l'ensemble de son corps.

«Qu'y a-t-il ?», demanda Zéphyr.
«J'ai l'impression que quelque chose approche.», répondit Gabriel en murmurant, «J'ai l'impression qu'on nous observe.»

Une fois qu'il eut terminé sa phrase, un vent froid se leva dans la pièce. Le feu avait du mal à éloigner les rafales glaciales du corps des enfants. Gabriel se retourna pour avoir le cercle de pierre dans son champ de vision. Une sorte de tourbillon s'y était formé, comme une colonne de neige et de glace provenant de nulle part et s'élevant vers le ciel.

«Qu'est-ce que...», eut-il juste le temps de dire.

Les cristaux de givre formèrent la silhouette de femme puis s'agglomérèrent pour devenir un corps solide. La créature ainsi formée, aux cheveux de cristaux et au corps de glace semblait bien plus belle que toutes les femmes que les enfants avaient eu la possibilité de voir jusque là. Son regard d'acier se posa sur eux et leurs corps réagirent violemment au froid polaire qu'elle projetait.

«Je suis étonnée qu'un garçon aussi jeune puisse déceler ma présence.», fit-elle avec un sourire. «Je suis Altharsha, protectrice de l'endroit. »
Bien que très froide, elle semblait amicale.
«C'est un...», commença Zéphyr en claquant des dents.
«Un élémentaire de givre...», finit Gabriel en tentant de garder le contrôle de sa propre mâchoire.
«On peut dire cela ainsi.», reprit la créature l'air offensé, «Je suis une Sylphe des Glaces, je préfère ce nom, c'est moins péjoratif. C'est l'autre gardien qui est un peu élémentaire.»

Myrth apparut dans le haut de l'escalier et regarda la scène un instant.

«Eloignez vous de l'âtre, vite !», cria-t-il

Gabriel et Zéphyr eurent le temps de mettre quelques pas entre eux et le feu avant que celui-ci n'explose littéralement. Les flammèches et les étincelles propulsées dans les airs prirent la forme d'un homme à la forte carrure.

«Garde tes sarcasmes pour toi, Boule de neige, tu n'es pas réellement en position pour rire de mes capacités.», rétorqua la créature nouvellement formée.
«Un élémentaire de feu...», murmura Zéphyr.
«Je crains au contraire que ton apparition prouve ce que je viens de dire.», dit Altharsha, «Tu aurais pu blesser nos invités.»
«Humm...», Le gardien de feu se retourna en maugréant, «Je suis Barkach, un Salamandre de flamme.»
«N'ayez aucune crainte, ce sont les protecteurs de la maison, ils ne sont généralement pas dangereux pour les invités.», dit Myrth en regardant les deux élémentaires d'un regard noir, «Vous n'avez rien de mieux à faire que de mettre nos deux jeunes novices dans l'embarras ?»
«Cela faisait si longtemps que cette maison était vide que nous voulions nous présenter.», minauda Altharsha, «Il a le chic pour tout faire rater.»
«Disparaissez avant que je ne décide que vous n'êtes plus d'aucune utilité.», ajouta Elendil qui venait de faire son entrée dans la pièce.

Les deux élémentaires s'inclinèrent légèrement et disparurent comme ils étaient venus.

«Ils sont efficaces, mais n'ont pas vraiment la notion du savoir-vivre.», conclut-il avant de prendre la direction de l'atelier de magie.

Eltahir finit par redescendre les bras encombrés d'objets divers et variés dont une panoplie qui semblait faite de laine, comportant de nombreuses protections aux jointures et sur le torse, de sorte qu'elle ressemblait à une armure molletonnée. Il laissa tomber l'ensemble sur le tapis de paille tressée et fit signe aux deux novices qui le regardaient en se demandant quelle serait la première épreuve qu'ils devraient surmonter.

«Commençons !», dit le maître d'armes en regardant les novices d'un regard inquisiteur. «Mon travail va être de vous faire prendre conscience des potentialités de votre corps. C'est essentiel pour votre survie. Une méconnaissance de votre instrument le plus précieux serait aussi létale qu'un coup bien porté.»
Il regarda Gabriel et Zéphyr en se demandant s'ils avaient compris ce qu'il venait de dire et conclut à leurs visages que ce n'était pas le cas.

«Je vais tenter d'être plus explicite.»

Il fit signe à Myrth de s'approcher. Celui-ci prit un baton dans le râtelier d'armes et s'approcha.

«Premièrement, il vous faut prendre conscience des possibilités de vos sens. La vue est un vecteur important pour la plupart des Humains, ce n'est pas le sens le plus important pour le combat, bien au contraire. C'est certainement le plus fragile.»

Myrth frappa avec une rapidité incroyable. Le coup aurait facilement put tuer un homme, s'il avait rencontré sa cible. Eltahir s'était simplement effacé de l'endroit où il se trouvait pour réapparaître quelques centimètres plus loin évitant par là même le baton qui lui était destiné.

«Avant de pouvoir réagir, il faut sentir.», continua Eltahir comme si de rien n'était, «si vous ne percevez rien, vous mourrez. La rapidité de déplacement et la magie puissante ne sont rien si vous ne savez pas quand il faut l'employer.»

Gabriel et Zéphyr restèrent simplement bouche bée devant la démonstration.

«Maintenant, nous allons développer votre perception dans diverses situations. Ce sera éprouvant, même si, au début ça a l'air d'un jeu.»

Les exercices qui suivirent furent en effet semblables à des jeux. Pour le premier d'entre eux, Eltahir accrocha une balle de bois à une chaîne qui pendait du plafond. Le but était, les yeux bandés d'attraper cette fameuse balle qui se balançait simplement au bout de son lien. Rapidement, l'exercice devient énervant, car la balle, mue magiquement, semblait obstinément vouloir se dérober aux doigts qui tentaient de la saisir. Zéphyr éclata finalement :
«C'est impossible.», s'écria-t-il, «Elle est prévue pour s'éloigner à chaque fois que nous sommes sur le point de l'attraper. »
Eltahir sourit.
«Je crains que non, ses mouvements sont parfaitement aléatoires.»
La bille de bois vient frapper la tête de Zéphyr et repartit dans ses mouvements circulaires.
«J'aimerais essayer encore...», dit Gabriel

Il échangea de place avec Zéphyr et n'eut pas beaucoup plus de chance.

Puis, une musique cristalline vient effleurer son esprit. Il se sentit obligé de fermer les yeux sous le bandeau qui occultait pourtant totalement sa vision. Des lignes circulaires se dessinaient maintenant clairement dans son esprit et il effleura la balle pour la première fois de ses doigts. Il comprit rapidement que ce qu'il voyait était les déplacements futurs de celle-ci. Il était toutefois incapable de savoir où elle se trouvait au moment où il faisait le mouvement pour l'attraper. Il entendit le faible grincement des chaînes et se laissa guider, utilisant le battement de son coeur comme métronome.

«La bille ne change pas de vitesse.», pensa-t-il

Et elle apparut dans son schéma mental. Il lui suffit alors de tendre la main pour la cueillir comme si elle était immobile. Il retira le bandeau un sourire triomphant aux lèvres.

«Très bien», fit Eltahir, «mais il va falloir le refaire et bien plus rapidement. Tu n'auras pas tout ton temps dans une bataille pour percevoir les mouvements des ennemis.»

L'après-midi se passa rapidement à chasser la bille qui semblait s'agiter de plus en plus vite. Zéphyr, nettement plus impulsif que son compagnon, laissa éclater sa frustration de nombreuses fois pendant les longues heures de l'entraînement. Mais il réussit finalement à effectuer l'exercice aussi habillement que Gabriel. Eltahir mit fin au premier entraînement alors que les murs de la maison subissaient l'assaut du blizzard. Il devait faire nuit depuis plusieurs heures déjà lorsqu'ils remontèrent pour dîner. Zéphyr était passablement maussade et semblait combattre un mal de tête assez violent. Gabriel se sentit bien plus fatigué qu'il ne l'avait été pendant les entraînements de la troupe. L'obligation qu'il avait de se concentrer constamment sur ses autres sens l'avait épuisé.

«Ça sera plus facile demain.», assura Eltahir, «A la fin de la semaine, ce sera une partie de plaisir.»
Zéphyr le regarda d'un air outré.
«On ne va faire que ça dans la semaine.», s'écria-t-il.
Myrth éclata de rire.
«Je le crains, en effet !» répliqua Eltahir sans se départir de sa bonne humeur, «j'ai comme l'impression que tu auras besoin de ce temps pour apprendre la patience.»

*
* *



Gabriel ouvrit les yeux sur le plafond blanc du navire de pierre qui semblait plus agité qu'à l'accoutumée. Il se demanda s'il avait dormi et rêvé ou si ce n'était qu'un souvenir plus vivace que les autres. Il glissa un regard par la fenêtre et se demanda s'il faisait jour ou non. Il ne vit qu'une muraille d'eau. Il se leva et se sentit reposé, il déduisit qu'il devait avoir dormi. Il se dirigea vers la porte qui donnait sur le salon et l'ouvrit. Illian était assoupi sur le canapé rouge qui faisait fasse à la porte, une main sur un coutelas attaché à sa ceinture. Il avait retiré son surcot de marin pour dormir plus à son aise. Une marque sur son épaule intrigua Gabriel. Il s'approcha.
Elle avait la forme d'une fleur, certainement une rose. C'était un tatouage dont les nuances était incroyablement réalisées. La fleur avait les pétales d'un noir de jais et l'on pouvait y voir les marques des reflets d'une lumière inexistante. Le tatouage sembla familier au jeune prince.

Il chercha un moment dans ses souvenirs l'endroit où il avait pu le voir précédemment sans pouvoir mettre le doigt dessus. Il regarda finalement l'horloge qui trônait en face de lui. Il était cinq heures du matin. Ce fut le positionnement des aiguilles qui guida ses souvenirs. Il se rappela les cours que lui donnait le Maître-Assassin du palais, des cours qui commençait tôt dans la matinée. Il se souvient qu'on lui avait parlé d'enfants assassins, programmés pour exécuter leur cible sans se soucier de leurs propres sécurités. Il se souvient aussi du nom de la guilde qui pratiquait ce type d'hypnose : la Guilde de la Rose Noire. Généralement, les enfants étaient recrutés dans les bas-fonds des villes de l'ancien continent pour sévir dans tous les royaumes où des nobles avaient suffisamment d'argent pour s'offrir ce service. «Des poupées meurtrières qui finissaient souvent au bûcher, si elles n'ont pas été exécutées sommairement avant.», disait la voix du Maître dans son esprit. Il se souvenait aussi avoir demandé s'il était possible d'éviter le meurtre et de libérer l'enfant. Et la réponse avait été : «Sans aucun doute, non, ils effectuent toujours leurs missions avant de reprendre le contrôle de leurs corps et de leurs pensées.»

Gabriel s'installa dans le fauteuil en face du canapé, les yeux rivés sur le tatouage. Quelque chose touchait son esprit, une idée gênante qui s'attachait sans vouloir se faire connaître. A l'extérieur la tempête redoublait d'intensité. Illian se retourna dans son rêve et manqua de peu de tomber du canapé étroit. Il ouvrit les yeux et vit Gabriel en face de lui, les yeux posés sur son bras. Il s'empressa de cacher le tatouage avant de comprendre que c'était trop tard et que Gabriel savait.

«Bonjour.», dit-il d'une petite voix.
«Bonjour à toi aussi, Illian.», répondit Gabriel sur le même ton.
«Ma cible était le seigneur d'Opale.», dit-il simplement, «mais même la mort ne peut le détruire.»
«Je sais cela.», répondit Gabriel, «Je sais aussi que tu n'es pas ce que tu aimerais faire paraître.»

Il y eu un silence plus que lourd.

«Je ne suis rien en fait. Je ne sais rien de moi et rien de mon passé.», finit par dire Illian, «Je sais seulement qu'un jour, je me suis réveillé dans la salle du trône d'Opale, un couteau ensanglanté dans les mains et le corps du roi allongé devant moi. Et je me souviens aussi que ce roi me disait qu'il ne fallait pas que je m'en fasse, que je n'étais pas son meurtrier, que je n'avais simplement pas le choix. C'est ce jour-là que j'ai compris que le Seigneur d'Opale n'était pas un homme, mais un Dieu.»
«Ce que tu cherches dans tes voyages, ce sont des réponses, n'est-ce pas ?», poursuivit Gabriel.
«Oui, c'est certainement ça. Je ne serai rien tant que je n'aurai pas de passé.»
«Parfois, avoir un passé est plus douloureux que de ne pas en avoir.», répondit Gabriel, «car il n'est pas toujours ce que l'on voudrait qu'il soit.»

Ils se regardèrent un moment, sans savoir quoi dire. Gabriel perçut à nouveau cette mélancolie qui le tenaillait le soir d'avant. Il se demanda pourquoi il était si triste de perdre un passé si douloureux.

«L'atmosphère est bizarre, ce matin. », dit Illian pour briser le silence.
«Je l'ai perçu moi aussi.»

Il y eut des cris en provenance du pont, comme des bruits de lutte aussi. Ils entendirent une cavalcade dans le couloir devant la porte de leur suite. Illian se dirigea vers celle-ci et passa la tête dans l'entrebâillement. Il attrapa un marin au passage.

«Que ce passe-t-il ?», demanda-t-il rapidement.
«Nous sommes attaqués.», répondit le marin en reprenant sa course vers l'étage.

Illian revient dans la pièce et regarda Gabriel.

«Attaqués ???» firent-il en même temps.

Ça leur parut incroyablement stupide. Comment pouvait-on attaquer un navire pareil ?

«Je vais aller voir ce que je peux faire.» dit Gabriel en attrapant son arme et son armure légère.

Il sortit et parcourut le couloir en suivant les marins qui se pressaient vers le pont, eux aussi armés et prêts au combat. Il s'engagea dans l'escalier qui donnait sur la passerelle de commandement et entendit un rugissement. Un corps traversa le chambranle de la porte et dévala l'escalier. Il l'évita de justesse et se prépara au combat. Ce qui apparut à la suite le choqua à tel point qu'il faillit en mourir. Une créature gigantesque au visage informe et au corps pulsant une lumière rouge malsaine écrasa sauvagement la tête d'un marin sur le mur près de l'entrée de la salle. Elle semblait uniquement faite pour la guerre, son corps hérissé d'épines bougeait avec une grâce incompatible avec son allure. Elle rugit, tourna la tête vers Gabriel et sembla hésiter. Elle lâcha le corps encore agité de soubresauts pour se tourner vers le jeune homme.

L'instant de stupéfaction passé, Gabriel put se concentrer sur le combat qui devenait certain. Il bougea à l'instant même où la créature détruisait le mur près duquel il se tenait. Il se plaça derrière elle et lui porta un coup parfait au niveau de ce qui semblait être sa nuque. Elle poussa un cri immonde et balaya le sol autour d'elle. Son bras sembla se désarticuler pour finalement frapper Gabriel à la poitrine si violemment qu'il vola sur plusieurs mètres avant d'atterrir brutalement sur une console de pilotage. Il tenta de se relever, le souffle coupé par le choc et la vision troublée. La créature s'était retournée pour lui faire face. Elle prit de l'élan et se lança sur lui. Dans son esprit, la ligne de mouvement apparut, comme dans l'exercice de la boule. Il percevait le mouvement d'un de ses points vitaux, enfin, il l'espérait. Il esquiva la charge de justesse, la créature continua son chemin et détruisit purement et simplement la console aussi aisément que si il avait déchiré une feuille de papier. L'épée de Gabriel avait fait un arc de cercle pendant son mouvement, laissant une trace profonde dans la poitrine de la créature. Il y eu un tintement, comme un cristal qui roule sur le sol. La créature s'évapora, laissant pour seul souvenir une odeur infecte d'oeuf pourri.

Dehors, les bruits de lutte s'amplifiaient. C'était une vraie invasion. Gabriel prit soudain conscience que son arme était en train de fondre sous l'effet des humeurs de la créature qu'il venait de tuer. Il la lâcha précipitamment et tenta à grand peine de se débarrasser du sang qu'il avait sur les mains. Sa peau devient rapidement noire et brûlante. La tache qui n'était qu'un petit cercle au début gagna rapidement du terrain, jusqu'à la limite de son coude où s'enroulait son tatouage. Il se laissa tomber à terre, épuisé comme si sa force vitale était arrachée de son corps. La douleur devient rapidement insupportable. Des cris provenaient maintenant de la coursive d'où il était arrivé, mais il ne put tenir suffisamment sa conscience pour comprendre ce qui se passait.

Une créature du même type que celle qu'il venait d'affronter émergea en courant du couloir. Suivait un objet que Gabriel n'identifia pas de suite. La créature se retourna et porta un coup dans les airs. Elle toucha quelque chose. C'était une épée bâtarde faite d'or qui glissa sur le sol à portée de Gabriel. La créature eut un rictus mauvais. Elle regarda Gabriel en passant une langue bifide et violette sur ses lèvres pustuleuses. Elle s'approcha doucement, pensant sans doute que sa proie était sans défense. Il recula vers l'épée. Elle attendit, certainement pour lui permettre d'avoir un peu d'espoir et pour pouvoir se régaler de son désarroi.

Puis, elle se jeta sur lui.

Il attrapa le manche de l'épée sans se poser de question. Il banda ses muscles pour pouvoir porter l'épée qui semblait peser un bon poids. Il fut surpris quand celle-ci glissa dans les airs sans lui opposer de résistance.

«Au coeur.», entendit-il dans sa tête.

Il obtempéra, visiblement aidé par l'épée. La créature poussa un hoquet rapide quand elle reçu le coup puis elle disparut comme la précédente, mais sans laisser trace de son sang corrosif sur la lame de l'épée d'or. Gabriel se sentit soudain revigoré, dans ses veines coulaient la haine et la colère. Il saisit sans s'en rendre compte quelque chose au sol et le fourra rapidement dans sa poche. Son esprit bouillait de rage, comme jamais auparavant. Il sortit sur le pont, couvert de cadavres humains. Des créatures de toutes formes se présentaient devant lui. Il les massacra avec rage. Il perdit la notion du temps, laissant ses bras faire le travail d'un moissonneur de mort parmi les légions démoniaques, renvoyant les créatures d'où elles venaient sans se soucier de ce qui se trouvait autour. Son esprit était perdu dans les méandres d'une colère irrépressible. C'est au moment où il allait frapper un marin, à défaut d'autre cible, qu'il entendit une voix.

«Alshalresh.» disait-elle.

En quelques instants il fut calmé, serein. L'énergie magique du sort de calme faisait son effet.

Une main se posa sur la sienne, une main gantée d'argent et de platine.

«C'est assez Nordenkein. Tu as fait ton oeuvre.»

C'était la voix du seigneur d'Opale et il s'adressait visiblement à l'épée. Gabriel reprit peu à peu ses esprits et lâcha l'épée d'or. Le seigneur, à son côté, portait une armure incroyable, la plate était d'or, d'argent et de platine. Dans sa main gauche, il tenait une épée d'un noir de jais. Dans son dos, une autre épée était au fourreau, aussi blanche que la neige. L'épée d'or glissa dans sa main depuis le sol et il l'a rengaina. Il fit de même avec sa jumelle de ténèbre.

«Comment te sens-tu ?» dit-il
«Assez mal, pour être franc.» répondit Gabriel en regardant les yeux terrorisés du marin.

Quelque chose toucha son esprit, il se retourna et se mit à courir en direction de la cabine qu'il partageait avec ses amis. Il arriva, à bout de souffle devant la porte défoncée de la chambre. L'intérieur était un champ de ruine. Dans le fond de la pièce, Zéphir tenait la tête d'Illian dans sa main droite, la faisant reposer sur sa cuisse. Le jeune marin avait une partie du visage d'une vilaine couleur sombre. Quand à Zéphir, il portait les stigmates du combat sur son bras gauche, la tache s'étendait jusqu'au milieu de sa poitrine.

Il regarda Gabriel, fou de douleur et de peine.

«On n'a rien pu faire, elles étaient trop nombreuses. Elles ont enlevé Felys.»

Nehwon

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