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Chronique des 5 Royaumes de Lorentis : Chant 05 - L'Oiseau-des-mers

L'aube grise et froide avait à peine donné une couleur morne au ciel que le port regorgeait déjà d'activité. Il était hors de question pour un pays qui subissait les colères de l'hiver plus de six mois par an de se laisser abattre par une tempête de neige, aussi violente soit-elle. Bien sûr, le travail devenait encore un peu plus dur lorsque l'on ne voyait pas à trois mètres devant soi, mais il fallait bien le faire. Et puis, si l'on restait immobile, c'était la mort assurée.
Un énorme navire d'un blanc parfait était amarré dans le port. Sa proue représentait un immense oiseau de proie d'une race inconnue. Il semblait fait de pierre et la première réaction qui venait à l'esprit était «Comment peut-il flotter ?». Auprès de lui, les galions de commerce qui sillonnaient les mers du Levant avait l'air de fines coquilles de noix qui n'auraient eux aucune chance contre les plus terribles agressions du temps.
L'équipage de ce vaisseau aux proportions démentes était lui aussi assez exotique. Il était composé de représentants de toutes les races qui avaient chacun un poste bien précis dans l'organisation de cette ville flottante. Les Elfes Marins, bien sûr, s'occupaient de tout ce qui touchait à la navigation. Ils vérifiaient les cordages et les gréements qui, tellement magiques, ne risquaient en aucun cas de leur faire défaut. Des Nains passaient, de ci, de là, pour vérifier la solidité de la coque qui semblait de plus en plus probablement faite de pierre. La légende disait que les Nains ne supportaient pas le voyage sur les mers et encore moins sur un bateau créé par un Elfe. Un Elfe Sylvain occupait la vigie et semblait régler ou vérifier un instrument étrange qui devait servir à son poste. Gabriel ne voyait pas, de sa position sur la jetée, les autres personnes qui composaient l'équipage. Il lui parut étrange que tout ce petit monde puisse vivre en bonne entente, tellement la diversité de race était importante sur le vaisseau.
Le seigneur Tristan venait de descendre de la calèche qui les avait amené sur le port. Il regarda Gabriel un instant et leva les yeux vers le bateau.

- C'est l'Oiseau-des-mers. Il t'étonne visiblement.
- En effet, je pensais qu'il était impossible de réunir sur le même bâtiment des Elfes et des Nains, et que la plupart des autres races ne supportaient pas la présence d'Humains.
- Tu as raison. La plupart d'entre eux ne peuvent pas se voir en peinture sur le quai, mais à bord du vaisseau, ils savent se faire confiance. Simplement parce qu'ils sont les plus compétents dans leur domaine et qu'ils le savent parfaitement.

Gabriel regarda de nouveau le navire qui semblait ne pas être affecté par la tempête qui montait rapidement autour d'eux. Il se demanda si le bateau était aussi le symbole d'un changement de vie. Zéphyr apparut dans son champ de vision. Il tenait Felys par l'épaule. L'enfant devait lutter contre les rafales qui commençaient à devenir de plus en plus fortes. La pluie glaciale commençait à piquer la peau durement. Il serait bientôt impossible de se tenir debout sur la jetée sans être transpercé par de fines lames de glace.

- Ne restons pas dans la colère d'Aegis, montons à bord et prenons nos quartiers, décida le seigneur Tristan.

Zéphyr tourna la tête en tentant de s'imaginer que cette personne si charismatique pouvait être autre chose qu'un Humain. Le seigneur, semblant entendre les pensées du jeune homme, tourna les yeux et le regarda d'un regard violet. Surpris, Zéphyr évita les yeux peu naturels pour revenir sur la proue du navire. Felys grelottait dans la cape de son frère, encore mal remis de sa course à travers le royaume pour avertir le roi. Son coeur aussi le faisait encore souffrir, mais l'attention que lui portait son demi-frère allégeait un peu sa peine. Lorsqu'ils passèrent la passerelle qui menait à bord, il leur sembla que la mer était devenue blanche. Elle écumait sans cesse d'une fureur qui deviendrait bientôt incontrôlable. Pourtant le vaisseau à l'Oiseau de Proie ne bougeait pas d'un pouce comme hors de la réalité. Pourtant le pont était balayé par les paquets de mer et l'écume s'engouffrait dans le bec ouvert de l'immense volatile sculpté dans la proue.

- Entrons, dis le seigneur en indiquant le quartier de pilotage

Il ressemblait plus à un château complet qu'à un bastion de commandement. C'était une grande maison à deux étages au corps solide et à la façade incurvée pour permettre l'avancée d'un large poste d'observation en son sommet. Une petite tourelle complétait le tout pour permettre le passage des informations entre la vigie et le poste de commandement. Une fois sur le bateau, il parut clair à Gabriel qu'il était impossible que celui-ci soit entré dans le port par des moyens normaux. La taille des installations était encore plus surprenante de l'intérieur que de l'extérieur. C'était d'ici, que l'on prenait conscience de l'immensité du vaisseau.
En réponse à sa question muette, le seigneur Tristan fit signe à Gabriel d'entrer dans le poste de commandement.

- Tu as raison, Gabriel, nous ne sommes pas entrés dans le port par des moyens conventionnels. Le vaisseau ne serait simplement pas passé par la petite entrée.

Une petite entrée qui permettait le passage de trois galions de front, pensa Gabriel. Il tourna la tête pour prendre un peu plus conscience de l'immensité de l'endroit où il se trouvait. La pièce était aussi grande que la salle du trône du palais de son père. Des dizaines de personnes y allaient et venaient, transportant des cartes et des messages pour permettre au vaisseau de quitter son mouillage. Ce fut le pilote qui attira le regard du garçon. Un être étrange au visage de poulpe, dont les tentacules tombaient en un jabot étrange sur une robe de mage très complexe, qui supervisait de ses doigts dépourvus d'os les allées et venues.

- Suis-moi, dit Tristan, comme si il ne s'adressait qu'à Gabriel, je vais te présenter le pilote de l'Oiseau-des-Mers. C'est un Illith, et nous l'appelons simplement «Pilote» car son nom réel est totalement imprononçable pour un Humain.

Ils traversèrent le quartier de pilotage en tentant de ne pas gêner les personnes qui y travaillaient. Ils évitaient avec attention de se trouver sur le chemin de Tristan d'Opale et Gabriel perçut une sorte de crainte mystique dans le regard et le comportement des marins. Tout dans la pièce respirait la plus pure des magies. D'étranges pierres précieuses étaient encastrées dans les tableaux de bord de bois qui entouraient la salle. Plusieurs personnes s'afféraient en les regardant, comme si elles devaient leur donner les informations précieuses qui permettraient au navire de bouger. Chacun des marins présent autour de lui semblait avoir quelque chose de précis à faire autour de ses étranges instruments. Mais pour Gabriel tout ceci n'avait ni queue ni tête. L'atmosphère avait, elle aussi, une sorte d'inconcevable différence qui laissait un arrière goût métallique dans la bouche des nouveaux venus. C'était quelque chose de très proche de l'état de l'air avant l'orage, une forme étrange d'électricité statique. L'esprit de Gabriel se perdit rapidement dans les mouvements finement orchestrés des habitants du bord, à tel point que le Seigneur Tristan dut le rappeler à la réalité d'une tape sur l'épaule.

- Où en sommes-nous, Pilote ?, demanda-t-il à l'attention du mollusque humanoïde.
- Les préparatifs sont presque terminés, seigneur, répondit celui-ci en regardant distraitement une note qu'on venait de lui porter. Les vivres sont chargées et nous sommes prêt pour appareiller. Nous n'attendions plus que vous pour sortir du port.

La voix de l'être étrange semblait venir de très loin dans ses entrailles. Elle résonnait comme une corne de brume dans les multiples cavités de peaux qui couvraient sa bouche et son visage. Gabriel put entr'apercevoir une sorte de bec caché sous les pédoncules de son visage.

- Il me semble que je suis une attraction pour votre jeune invité, mon seigneur.

Gabriel ne sut pas trop si la remarque était une indication de colère ou d'amusement. Les intonations de la voix de la créature étaient trop peu modulées pour le permettre. Tristan sembla s'en amuser.

- Je ne pense pas que ce jeune homme ait pour but de vous offenser, Pilote, vous savez qu'il y a peu de personnes de votre race sur ce continent et que vous devez être le premier qu'il rencontre.
- En effet, Monsieur, ajouta rapidement Gabriel, je vous prie d'excuser ma curiosité.
La créature émit un bruit qui lui sembla être une forme de rire.
- Ca n'a pas d'importance, jeune Humain. Je suis presque aussi étonné que toi de rencontrer un Modeleur.

Gabriel poussa intérieurement un soupir de soulagement. Il ne voulait pas avoir affaire avec une créature capable de diriger un navire comme celui-ci et portant les atours d'un magicien de haut rang.

- Avez-vous déjà fait faire le tour du navire à vos invités, Seigneur, ou dois-je trouver quelqu'un pour le faire à votre place ?
- Je pense qu'ils pourront attendre que nous soyons en mer pour faire le tour du propriétaire, Pilote. Mais si vous pouvez me trouver un mousse à mettre à leur service pour le voyage, Je vous en serais fort reconnaissant.

Pilote prit quelques papiers qui traînait sur le bureau devant lui et fit signe à l'un des «coursiers» qui devaient avoir pour devoir de faire circuler l'information parmi l'équipage.

- Trouvez-moi le mousse Illian, il devrait être heureux de lâcher ses balais pour un moment.

L'homme partit rapidement pour les ponts inférieurs en empruntant un escalier que Gabriel n'avait pas remarqué au premier abord.

- Si vous me permettez, Seigneur, nous avons reçu ce message de la part du quartier général d'Aegis-la-Mystique. Il semble que les armées mortes-vivantes de Garthor soient sur le point de faire route vers les Montages de la Dent, reprit «Pilote» après cette interruption.
- Je me doutais un peu que l'on ne fait pas faire de l'exercice à des zombies mais je n'attendais pas cette attaque de si tôt pour être franc.

Le visage de Tristan d'Opale se ferma rapidement.

- Avez-vous les informations que je vous avais demandé concernant les morceaux de l'Epée Solaris ?
- Elles ne me sont pas encore parvenues, Seigneur.
Tristan murmura quelque chose tellement bas que Gabriel ne put l'entendre.
- Très bien, indiquez donc à mes invités leurs quartiers et envoyez-moi mes généraux au plus vite. Il faut que nous fassions le point sur le problème. Prenez-la direction d'Aegis-la-Mystique et toutes voiles dehors.
- Il en sera fait selon vos désirs, Seigneur, répliqua le Pilote.
- Je suis désolé, mais je dois vous laisser, nous nous reverrons demain pour le petit déjeuner. Prenez votre temps pour faire le tour du vaisseau et installez vous confortablement, le voyage va être long et quelque chose me dit qu'il ne sera pas sans surprise.

Un mousse émergea au pas de course de l'escalier dissimulé du fond de la salle. Il faillit se rompre le cou sur l'un des pupitres en glissant sur le sol mouillé mais il se rattrapa agilement et poursuivit sa course plus ou moins en équilibre.

- Je suis a vos ordres, Maître Pilote, finit-il par dire en tentant de ne pas paraître essoufflé.
- Je vois que tu es toujours prêt à répondre à mes ordres promptement, à moins bien sûr que tout prétexte pour lâcher ta tâche ingrate ne soit exécuté scéance tenante.

Gabriel ne sut identifier si la remarque était une trace d'humour de la part de l'étrange créature ou une façon peu dissimulée de faire une réprimande au jeune homme.
Le mousse Illian devait avoir quinze ou seize ans pas plus. Gabriel put lire dans ses yeux bleus une extrême intelligence. Il était un peu frêle pour un marin mais semblait bénéficier d'une vigueur incroyable et d'un esprit d'initiative tout aussi évolué. Quelques taches de rousseur parsemaient son visage fin et une bonne crinière de cheveux blonds tombait sur ses épaules. Il fixa un instant Gabriel, Zéphyr et Félys et leur adressa un clin d'oeil.

- Amusez vous bien, s'esclaffa Tristan en tournant les talons.
- Tu vas t'occuper des invités du Seigneur d'Opale. Je veux que tu restes à leur disposition pendant tout le voyage. Je te conseille de faire attention à eux, si il leur arrivait malheur, tu serais tenu pour responsable par le seigneur lui-même.
Le mousse frissonna visiblement.
- Oui, Maître, dit-il en tournant les talons lui aussi et en se dirigeant vers l'escalier dissimulé. Il fit une pause sur la première marche de celui-ci et attendit impatiemment que Gabriel et ses amis finissent par se décider à le suivre.

Ils descendirent deux niveaux avant d'atteindre le pont des invités. Illian les guidait en silence parmi les innombrables cabines qui s'ouvraient de part et d'autre du couloir. Il s'arrêta devant une porte plus richement ornée que la plupart des autres et l'ouvrit.

- Bienvenue sur l'Oiseau-des-mers. Voici la suite que vous occuperez pendant le voyage qui va durer environ trois mois, dit-il en prenant l'accent obséquieux d'un chambellan.

Félys ne put s'empêcher de pouffer de rire. Gabriel et Zéphir se regardèrent et en firent autant.

- Et bien, visiblement le rôle de chambellan n'est pas pour moi, conclua Illian faussement outré par leurs réactions.

Il entra et ouvrit les rideaux pour faire entrer la faible lumière extérieure dans la cabine. C'était une grande pièce, ouverte sur un salon digne d'une chambre royale. La pièce comportait quatre portes dont trois donnaient sur les chambres presque aussi confortables que celle du palais. La dernière s'ouvrait sur une petite salle d'eau parfaitement équipée.

- J'ai beaucoup de chance que vous soyez les invités du Seigneur Tristan. Je vais passer un voyage de retour plus agréable que prévu, finit-il par dire.

Gabriel sortit de la chambre dans laquelle on avait déposé ses affaires et regarda Illian.

- Que fais-tu ici ?
Le ton de la question lui sembla un peu dur après coup, mais il fit mine de rien.
- Eh bien, je suis matelot.
- Ma question signifiait, «Pourquoi es-tu matelot alors que tu pourrais certainement faire autre chose de ta vie ?»
- Je ne sais pas vraiment, j'avais envie de voir du pays. Je suppose que c'est ça.
- Nous ne nous sommes pas présenté, intervient Zéphyr.
- Je sais qui vous êtes, Pilote est télépathe. Tu es Zéphyr d'Olog, Baron des contrées sud des marches d'Astius. Lui, c'est Gabriel, Prince d'Astius, Dauphin de Korin. Et voici Felys d'Olog, ton frère. Une belle assemblée ma foi. Personnellement, je ne suis qu'Illian.

Pour Gabriel, cette déclaration ainsi que le commentaire qui allait avec sonnaient terriblement faux. Ce jeune homme cachait quelque chose aussi bien dans ses origines que dans la raison qui faisait de lui un simple matelot.

- Pour moi, dit Gabriel, les titres n'ont aucune importance. Ce n'est pas le titre qui fait l'homme. Soyons amis.
Il tendit la main à Illian qui la serra de bonne grâce.
- Ca me va.

Le reste de la journée se passa en visite de pont et en explications précises sur la construction du navire et les rouages employés pour le faire avancer. Illian prit son rôle de guide très au sérieux, à tel point qu'il fallut à Gabriel une rafale de vent plus forte que les autres pour lui faire comprendre qu'ils avaient quitté le port et qu'il naviguait maintenant vers l'Autre-Rive. Le soir venu, quand ils retournèrent, fatigués, dans leur cabine, ils trouvèrent le repas servi dans le salon ainsi qu'un mot du Seigneur d'Opale qui les invitaient à le retrouver sur le pont le lendemain à l'aube. Ce message laissa à Gabriel un malaise inexplicable. Comme si le voyage n'allait pas être de tout repos.

Nehwon

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