Contes Spalliens : Chapitre 44 - Deus Ex Machina – Stricto Senso

Turner se releva avec difficulté. Dire que sa tête tournait était un euphémisme, elle lui faisait l'effet d'une toupie dans une essoreuse. Il essaya cependant de faire le point sur le reste du monde...
Ah, oui.
D'abord il lui fallait récupérer son bras. Ca l'avait surpris au début, mais la lame était tellement affûtée qu'il n'avait rien senti quand elle lui avait sectionné le coude. Et la chaleur avait cautérisé la plaie instantanément, donc pas d'hémorragie.
Une chance ?

Le mot le gênait un peu. Perdre son bras n'était pas une chance. Le fait qu'il aurait pu mourir n'atténuait pas la gravité de la chose. Si l'on considérait les choses d'un point de vue plus large, la chance aurait été de ne pas avoir été volé. Il n'aurait alors pas engagé Black et son équipe, et n'aurait pas été en situation de perdre sa vie...
La chaleur de la lave qui finissait de se solidifier le rappela à la réalité.
La lave ?
D'un long regard circulaire, il fit le tour du paysage. Le feu brûlait avec une intensité redoublée les bois de plantation, illuminant les longues colonnes de fumée qui bouchaient l'horizon.
Cependant ce n'était pas le feu de forêt qui avait fait fondre la pierre. Non, quelque chose avait explosé, foutu le feu partout et fait fondre le sol...
Ah oui, c'était quand Darkbird avait intercepté une boule de feu avec... une autre boule de feu ! Le choc avait eu l'air de libérer plus de chaleur que ce que l'addition des deux aurait dû donner.
Question à poser plus tard. D'abord dormir. La fumée...

Un souffle d'air frais le réveilla. Il ouvrit à nouveau les yeux. Puis, voyant les arbres à une dizaine de mètres sous lui, il les referma. Même les yeux fermés il devina, à la pression des serres, qu'un oiseau géant le transportait. Il sentit aussi rapidement que l'altitude baissait, et il se risqua à regarder quand le vol se fit stationnaire.
Au milieu d'une clairière, la troupe de Black pansait ses blessures. Il n'y avait aucune trace des chevaux, mais le chariot et son attelage étaient là. On le posa à terre, puis, comme il s'y attendait plus ou moins, il entendit un "plop" derrière lui.

« Merci Darkbird », dit-il sans se retourner. Il était à peu près réveillé maintenant et son corps lui faisait plus mal que sa tête. Ce genre de choses n'était vraiment plus de son âge.
« Vous allez bien ? »
La voix était celle de Bloodpetal, qui était allongée contre un arbre, le visage encore plus pâle que d'habitude, impression renforcée par des cernes vert pâle d'un aspect inquiétant. Elle n'avait aucune plaie apparente, mais ça n'était pas bon signe pour autant. C'était un signe de blessure magique.
« Certainement mieux que vous. Enfin je crois. »
Il se laissa tomber sur une souche, réprima une soudaine envie de vomir, puis reprit.
« - Si vous passez la nuit, vous n'aurez aucune séquelle.
- Elle s'en sortira. »
Claymore était debout en bordure de clairière, le lance-projectile au poing. A part une large entaille sur son plastron et quelques égratignures, il n'avait rien.
« - Nous avoir déjà passer par pire.
- Oui, » convint Blood, « une fois. »
Sans bouger de sa place, Turner chercha Black du regard. Il le vit au niveau du chariot, en train de parler avec Darkbird. Ni l'un ni l'autre ne semblait avoir traversé un combat. Pour la magicienne, c'était compréhensible, elle ne s'était jamais engagée dans la mêlée et avait apparemment la capacité de changer de forme à volonté, vêtements compris. Le Gnome ne connaissait pas vraiment la magie, mais il était sûr que ce n'était pas une habilité ordinaire, même chez les magiciens de combat. Il la voyait encore retirer une flèche de son épaule et refermer la plaie comme si de rien n'était.
Pour ce qui est de Black, c'était plus flou. Il avait été au coeur de la courte mêlée, maniant son imposante épée avec aisance surnaturelle, déviant les flèches du regard, repoussant ses adversaires d'un geste de la main, disparaissant dans l'ombre...
Il n'avait tout simplement pas été touché, ni même éraflé. C'était tout juste si son armure avait un peu de poussière et de cendres à cause de l'incendie. Et quand l'inventeur avait été pris en otage par un des derniers assaillants, le chevalier n'avait pas pensé à hésiter, et il avait lancé sa lame de feu à travers le bras du Gnome pour éliminer son adversaire. Tout simplement parce que c'était la meilleure chose à faire.

Braveheart avait eu moins de chance. Acculé contre arbre par deux adversaires, il n'avait pu que vendre chèrement sa peau. Il avait survécu, mais ce n'était qu'une question d'heures maintenant. Le poison des araignées géantes est sans pitié. Allongé dans le chariot à côté du prototype de Turner, il semblait avoir perdu connaissance, peut-être pour de bon.
Black semblait cependant essayer de le soigner, en vain...

« Je savais que c'était toi. »
La voix semblait venir de nulle part et Turner commença à regarder un peu partout avant de suivre les regards des autres qui remontaient vers le ciel. A encore plusieurs dizaines de mètres au dessus du sol, éclairé par les flammes, un cercle de cristaux descendait du ciel, s'agrandissant rapidement. Parfaitement claire malgré la distance, la voix continua : « Un incendie de cette ampleur à même pas une semaine de la mousson, en pleine région forestière, faut que ce soit toi. » La voix, féminine, ne semblait pas vraiment énervée, ni même moqueuse, elle se contentait de rappeler un fait.
Le cercle était encore à une bonne dizaine de mètres du sol quand une femme en bondit pour atterrir lourdement. Elle avait les cheveux argentés et ses yeux renvoyaient la même couleur et était vêtue d'une tunique ocre et d'une armure de cuir légère, bizarrement fendue dans le dos. Elle avait, tatoué sur le visage, les bras et apparemment sur tout le corps, une série de spirales bleues à la manière des barbares des Landes du sud.
Encore plus imposante que Blackbird, elle mettait Turner mal à l'aise.

« Heureusement que je suis là pour réparer les pots cassés. »
Elle se dépêcha vers le chariot, et sans autre explication examina rapidement les plaies de Braveheart. Elle cracha un « Hé bé ! » avant de commencer une lente mélopée dans une langue étrange. Une sorte de vibration sembla y répondre, en limite de perception auditive, résister, puis disparaître, vaincue. La femme contempla un instant son oeuvre avant de se retourner vers Blood.
« - Toi non plus ils ne t'ont pas loupée, ma chérie.
- Le pire est passé.
- Laisse-moi en juger. »
Elle s'agenouilla près de la jeune guerrière et posa sa main sur son front. Cette fois sans aucun mot, elle resta une bonne minute sans bouger avant de se relever. Blood avait repris quelques couleurs et ses cernes avaient disparues.

Estimant qu'il lui avait laissé la scène assez longtemps, Black rompit le silence :
« - Et qu'est qui nous vaut ce "Deus Ex Machina" ?
- "Stricto Senso" », précisa Claymore.
« - Outre le fait que je tiens aux amis de mon futur mari ? », demanda la femme à Black.
« - Oui Nina, tu ne vas pas me dire que tu passais par là par hasard.
- Et bien en fait, j'ai besoin de toi. De toi seul. », précisa-t-elle.