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Nouvelles : Monsieur James

Le parc Rostik était un domaine de verdure infini, ou tout du moins était-ce l'impression qu'il donnait. Il se disait que des dizaines de personnes étaient uniquement employées pour son entretien. Au centre, au sommet d'une petite colline, se trouvait le château : couronne du royaume des Rostik. Le long des frontières, un mur de feuilles vertes séparait le domaine du reste de la Cité. Car le domaine Rostik n'en était pas vraiment un, il faisait partie intégrante de Scandinavie. Mais tous ceux qui y vivaient prétendaient le contraire, ou faisait comme si la Cité n'existait pas. Le domaine était une exception au sein de Scandinavie, dont certains auraient préféré se passer.

Au pied de la colline une sorte de petit village se dessinait au fil des années, comprenant les habitations des domestiques qui n'étaient pas logés au château. Derrière ce dernier, un lac, le lac de Verre, s'étendait à perte de vue, scintillant et reflétant le ciel qui semblait lui-même verdi par les reflets de l'eau. Quelques kilomètres plus loin, à l'écart des habituelles balades à cheval, se trouvait une forêt. La Forêt Bleue, car c'était là son nom, n'était pas très vaste, ni même bien entretenue, mais avait la faveur du jeune comte, héritier du château et du domaine tout entier, James Rostik.
Suivant ses volontés, les jardiniers ne s'occupaient de la forêt qu'une fois l'an environ, afin de la rendre praticable, à pied comme à cheval, pour quiconque voulait la traverser mais sans pour autant lui retirer son cachet sauvage, sa luxuriante abondance. On fit planter des rosiers sauvages, des arbres que l'on disait venus du Monde et différentes espèces animales furent implantées dans ce petit jardin de végétation.

Mais cette forêt, comme toutes les forêts, abritait aussi ses propres démons, ses recoins de ténèbres et ses sources d'eau enchantées, du moins c'est ce qu'on en disait et c'était le genre de bruits que Monsieur James aimait à entendre dans son enfance, et même encore aujourd'hui.
Mais ce que personne ne savait jusqu'alors, ce que même les services détachés de l'Administration n'avaient pas découvert, c'est que la Forêt Bleue gardait aussi en ses lieux, dissimulé sous une trappe aux pieds d'une fontaine, un escalier en colimaçon qui descendait sans s'arrêter jusqu'au bout ; il s'y trouvait un accès conduisant au Monde.

Un jour, cette trappe s'ouvrit, et une personne en sortit, lentement, comme lorsqu'une plante perce le rideau de terre et émerge de la surface. Elle referma la trappe, s'allongea sur le sol au pied de la fontaine et s'endormit. Quelques jours plus tard, l'un des employés du comte la trouva, recouverte de lierre, de la terre dans les cheveux et une grenouille à ses pieds. On la réveilla et on la conduisit jusqu'au château, sans qu'un mot ne soit échangé.
Il s'agissait d'un être paisible, au regard éteint, atteint par un mal intérieur que l'on ne pouvait deviner. Ses traits étaient trompeurs et mystérieux, parfois il semblait être fort et plein de confiance, mais l'instant suivant lui rendait son air de martyr, ses yeux tournés vers le bas et une sensibilité à fleur de peau. Impossible de savoir qui il était ou alors d'où il venait, impossible même de comprendre s'il était être ou personne, homme ou femme, ou encore autre chose. Une fois arrivé au château, une fois descendu du fiacre et interrogé par un homme droit comme un « i », il dit quelque chose et de ses lèvres sortit un nom, le sien : Camille.

On informa le comte, et on installa l'étrange dans une petite chambre, située dans l'aile est du château où personne ne résidait. Il y resterait. Seul. On l'enferma à l'intérieur, car on ne savait pas réellement à quoi s'attendre de lui. Une clochette lui fut pourtant confiée, au cas où il aurait besoin de quoi que ce soit, mais jamais elle ne sonna.
Dans la soirée, cependant, la porte se déverrouilla, et Camille se retourna pour voir entrer un homme dans sa chambre de fortune. « Voici Monsieur James », dit l'un des domestiques qui l'accompagnait avant de se retirer. Il ne restait maintenant plus que l'étrange et le maître des lieux.

Près de la fenêtre, Camille était grand, sombre et énigmatique. Il s'agissait bien de l'étrange étranger, qui venait d'un autre monde. Ses cheveux en bataille étaient noirs, ses yeux bruns et sa peau mate. Ses vêtements étaient clairs, longs comme une tunique et tels que personne ici n'en avait jamais vu.
Près de la porte, James était de taille moyenne, souriant et brillant. Il semblait sorti de temps anciens et fantasmés, d'un siècle noir et blanc, riche et noble. Sous son chapeau haut de forme, des cheveux très noirs, mi-courts, lisses et soyeux. Ses yeux étaient également noirs, et sa peau claire. Son costume était sans un pli, sans une tache, sans un fil qui dépasse.
Il s'approcha de Camille, désormais assis sur le lit et lui sourit tout en ôtant son chapeau.

« Alors tu viens du Monde ? »

Camille se contenta de regarder son interlocuteur, qui sourit derechef en fermant les yeux un instant.

« - Explique-moi ce qu'est le Monde ? Est-ce que je suis dans le passé ?
- Le passé ? Pourquoi crois-tu être dans le passé ?
- Je ne sais pas. Ici... Ca ressemble au passé, le début du siècle, ou peut-être avant...
- Avant ? Le dix-neuvième siècle ! Est-ce que tu crois être au dix-neuvième siècle ? Est-ce que tu es anglais ? »

Camille marqua un instant de surprise avant de se reprendre.

« - Pourquoi anglais ?, demanda-t-il
- J'aimerais bien. Depuis que je suis responsable du domaine, j'ai essayé de le faire à l'image du dix-neuvième siècle en Angleterre. Celui qu'il y a dans mes livres. Si tu étais anglais, tu pourrais me dire si ça ressemble, et puis tu pourrais me parler de ton pays.
- Je ne suis pas anglais... Enfin, je crois... Je ne me rappelle plus très bien, mais je crois que j'ai vécu en Suisse. »

James leva les yeux et murmura, comme pour lui-même, ce nom qu'il connaissait vaguement pour l'avoir lu dans les livres de son enfance. La Suisse...

« - Explique moi... C'est quoi ce Monde ?
- Le Monde, c'est le monde d'où tu viens. Ici, c'est... différent. C'est un autre monde, tu vois ? Ici, c'est le domaine Rostik, c'est le nom de ma famille et nous faisons partie d'une grande Cité, aussi grande que vos pays : Scandinavie.
- Scandinavie ? J'ai déjà entendu ce nom là avant...
- Oui, il existe un Scandinavie aussi dans le Monde, mais ce n'est pas la même chose. Je ne sais pas trop pourquoi... Mais parle-moi de ton pays. Non, dis-moi si le domaine ressemble vraiment au dix-neuvième siècle.
- Hé bien, je ne sais pas trop... Je n'ai jamais vu le dix-neuvième siècle... Je ne me rappelle plus très bien... Pourquoi est-ce que je suis ici ?
- Tu ne te rappelles pas ?
- Non... Je ne sais plus très bien... Je crois que je me souviens avoir cherché quelque chose... Et puis... Et puis je me suis retrouvé ici... »

Le jeune comte se releva et avec lui Camille fit de même, soulevé par les bras du maître des lieux.

« - Tu sais ce qu'on va faire ? Tu vas rester ici jusqu'à ce que ta mémoire revienne ! Tu verras, ce sera bien !
- Vraiment ?
- Bien sûr ! Comme ça, tu me parleras du Monde et moi, je te parlerai des Rostik et de Scandinavie ! Mais d'abord, je vais te donner une autre chambre, celle-ci ne te convient pas du tout.
- Ah bon ?
- Non, viens, suis-moi, on va t'installer à côté de la mienne, tout en haut. »

James sortit alors de la petite chambre, menant son nouveau camarade par la main jusqu'au domestique qui avait attendu devant la porte. « William, lui dit James, préparez la chambre de Margaret pour notre invité s'il vous plait. Qu'elle soit prête très vite ! ». Un peu étonné, le domestique inclina la tête en signe d'obéissance et s'en alla, les bras le long du corps. James sourit à nouveau, tout en replaçant son chapeau sur le haut de son crâne et invita de nouveau Camille à le suivre. Ils coururent tous les deux jusqu'à une petite porte dorée, qui s'ouvrait lorsqu'on la faisait coulisser, et ils entrèrent dans une petite pièce carrée. James baissa un levier et l'ascenseur se mit à monter, lentement. Droit dans les yeux, il dit à Camille que cela faisait longtemps qu'il n'avait pas trouvé quelqu'un avec qui s'amuser. « Mais », avait-il continué, « il y a certaines règles auxquelles tu devras te plier, Camille : ici, je suis Monsieur James, et il faut me vouvoyer, car je suis le maître des lieux. »
L'ascenseur stoppa et la porte s'ouvrit à nouveau. Avant de sortir, James pencha la tête sur la gauche et sourit encore, ajoutant que tout se passerait bien, qu'il ne fallait pas s'en faire et qu'il disait surtout cela pour qu'il se comporte correctement lors de sa fête de ses vingt ans, donnée la semaine suivante.

Quelques heures plus tard, la chambre de Margaret était prête, et James la présentait à son nouvel occupant. « Lorsque j'étais petit, Margaret occupait cette chambre, de façon à pouvoir venir dès que j'avais un problème, de jour ou de nuit. Mais Margaret est partie il y a quelques années. C'est dommage, je l'aimais bien... Depuis, personne n'a occupé sa chambre et elle est restée en état. C'est pourquoi je te demanderais de ne rien déranger ».
Camille acquiesça timidement, suivi d'un discret « Bien, Monsieur James » qui fit sourire son interlocuteur. Il regarda la pièce, vit l'immense fenêtre donnant sur un balcon, qui laissait lui-même entrevoir une vue splendide sur le domaine. Il vit aussi le lit à baldaquin et les tableaux sur les murs. Il vit le tapis blanc, doux et grand comme la moitié de la pièce à ses pieds. Enfin, il se vit lui-même dans le miroir qui prolongeait faussement la pièce. Il était Camille, venu du Monde et il ne comprenait pas grand-chose, mais il s'en moquait.
Lorsque James s'en alla, la nuit était déjà tombée sur Scandinavie, et donc aussi sur le domaine Rostik. Camille resta un instant à observer ce monde qui n'était pas le sien, avant de s'allonger dans les doux draps du lit de Margaret. Il s'endormit, et une semaine passa.

*


La fête donnée pour les vingt ans de James était prête. Elle était prévue pour le soir même et Camille était bien sûr invité. Pour l'occasion, on lui avait fait faire spécialement un costume beige et gris avec veste, chemise, pantalon, bottes et chapeau afin qu'il se fonde parfaitement dans l'ambiance, dans cette illusion d'Angleterre rêvée.
Des musiciens étaient là, les domestiques attendaient, la cuisine était prête. Il ne manquait plus que les invités. Puis, un à un, les fiacres arrivèrent avec à leur bord des dizaines et des dizaines de personnes que Camille n'avait alors jamais vues. Il y avait des hommes, des femmes, des jeunes enfants et surtout des costumes d'une vieille aristocratie qui n'était pourtant pas de ce monde.
Camille les regarda, étonné mais intrigué. Puis, les portes du château s'ouvrirent, et les invités furent autorisés à entrer. Celui qui s'appelait William vint les accueillir et les conduisit à la salle de bal. La musique résonnait déjà dans toutes les pièces de la demeure, et Camille était là, seul au milieu de la masse, fixant comme les autres le balcon qui surplombait la salle. James y était, regardant ses invités depuis les hauteurs, souriant comme personne.

« Merci à tous d'être venus. Ce soir est un soir dont j'espère me rappeler longtemps. La fête sera à la hauteur du plaisir que j'ai à passer ces quelques heures avec vous. Alors, amusez-vous, et joyeux anniversaire au maître du domaine ! »

N'attendant pas les applaudissements, James enjamba la rambarde et se laissa tomber de quelques mètres. Sa chute, amortie par ses propres domestiques et un drap tendu à l'avance, n'impressionna pas ses hôtes, visiblement habitués par les excentricités du comte. Camille, lui, eut un sursaut d'angoisse, mais James lui revint en un seul morceau, souriant comme à son habitude, lui tendant une main amicale tandis que la musique reprenait en crescendo. Camille la saisit, sourit à son tour, et ils se mirent à danser, au milieu de cette foule festive, sur des airs de violons, de pianos et d'accordéons.

Plus tard dans la soirée, Camille s'éloigna un peu de la salle de bal et se rendit dans une pièce adjacente. Pour cela, il dut emprunter un couloir sombre qui ne comportait que trois portes. Au bout du couloir, une sortie amenait directement dans le jardin, derrière le château. A gauche, se trouvait l'accès à la pièce interdite : grosse porte grise, si épaisse qu'on ne semblait pas pouvoir bouger et derrière laquelle James s'enfermait au moins une fois par semaine, sans que personne d'autre que lui ne soit autorisé à entrer. Enfin, en face, il y avait la grande bibliothèque des Rostik, que le père de James avait en grande partie rénovée et approvisionnée. Il pénétra timidement, refermant la porte derrière lui, et il contempla une pièce terriblement grande, qui s'étendait en hauteur sur quatre niveaux, remplis de livres et d'objets étranges, tels des masques simples et terrifiants ou des statues de femmes sans jambes.
Il s'assit contre l'une d'entre elle, et choisit un livre au hasard sur l'un des rayons. Il le feuilleta et commença à le lire. Pendant ce temps, la musique se répandait dans le château, dans le domaine tout entier, pour terminer au seuil des oreilles de Camille qui, lui, ne l'entendait plus.

Lorsque Camille se réveilla, il vit le livre à ses pieds, ouvert contre le sol, et il vit James, appuyé contre son épaule, les yeux fermés, souriant dans la nuit. Il n'y avait plus de musique, il n'y avait plus d'invités, il n'y avait même plus de lumière dans la grande bibliothèque. Il ne se trouvait que Camille, la seule personne éveillée de la demeure, et James, dormant paisiblement contre lui.
Autour d'eux, d'insaisissables formes faites d'ombres et de lumières semblaient danser à une vitesse extrêmement lente, tellement qu'on les aurait cru immobiles. Et pourtant, la statue de la danseuse, là-bas, semblait s'animer, et le lustre là-haut se balançait bel et bien, même s'il ne faisait pas de bruit. Alors, après avoir visité les lieux transformés par la nuit avec ses yeux, Camille se remit dans sa position initiale. Il s'appuya également contre Monsieur James et il se rendormit, paisiblement.

« - Comment était la fête, Monsieur ? », demanda William, « en êtes-vous satisfait ?
- Et toi, Camille, qu'est-ce que tu en as pensé ?
- C'était très bien... Très agréable. Merci beaucoup de m'avoir autorisé à y prendre part.
- C'était très bien William, je suis très content. Je veux que la prochaine soit aussi réussie.
- Bien Monsieur James, j'en prends note. »

Continuant de sourire de façon presque habituelle, James se resservit en pommes de terre et invita son hôte à faire de même. Aujourd'hui, ils prenaient leur repas à la table des domestiques, obligeant ces derniers à manger à la table du comte, ce qui n'était pas sans les étonner. C'était là une des innombrables excentricités du comte et James était ravi de bousculer les conventions qu'il avait pourtant lui-même établies.
A la fin du repas, James regarda Camille débarrasser les restes et ramener les couverts jusqu'à la cuisine. Tout d'abord surpris, il se remit à sourire et vint l'aider en personne. Tout le personnel des cuisines s'arrêta de travailler le temps qu'ils eurent terminé, n'osant pas les interrompre, mais les observant comme s'ils venaient d'un autre monde.
Puis, James demanda à ce qu'on fasse sortir le fiacre, « Aujourd'hui, je veux montrer tout le domaine à Camille ». Ce dernier sourit à son tour et remercia Monsieur James. Quelques minutes plus tard, le fiacre les attendait devant la porte principale du château.

« - Alors, est-ce que tu te plais ici ?
- Oui, votre domaine est très beau.
- Merci ! Je suis content de pouvoir te le montrer. Si tu veux qu'on ralentisse, tu n'as qu'à le demander... Peter, ralentissez un peu je vous prie ! »
- Bien, Monsieur James.
- Merci, c'est très bien comme cela.
- Ici, il s'agit du lac de Verre. Je venais souvent jouer ici quand j'étais petit. Mon père m'a expliqué que quand lui était jeune, ce n'était qu'une grosse marre pleine de grenouilles. Mais maintenant, c'est superbe !
- Votre père, il ne vit plus ici ? »

James se retourna vers son interlocuteur et montra du doigt la fenêtre opposée à celle par laquelle il regardait jusqu'alors. « Regarde, cet arbre, c'est celui où je suis resté coincé tout en haut une fois. Margaret a eu si peur qu'elle a fait un malaise juste après ! » Il rit d'une voix sincère et montra encore autre chose à Camille.

« - Mon père, il est mort il y a quelques années.
- Je suis désolé. Et votre mère ?
- Je ne m'en rappelle plus beaucoup. Mon père m'a dit qu'ils s'étaient séparés quand j'étais jeune. Je ne sais plus très bien. »

La visite continua, jusqu'à ce que le fiacre arrive en vue d'une petite maison blanche, que James montra à Camille. « C'est ici que mon père est enterré ! Viens, je veux te montrer. »
Ils descendirent du fiacre, James courant devant et Camille le précédant de peu. Ils poussèrent les lourdes portes de la maison, simplement construite, carrée et légère et ils se retrouvèrent à l'intérieur. C'était une petite pièce avec de la terre plane sur le sol et un énorme rocher au milieu : gris, avec des reflets de blanc, de bleu et même de jaune ou de rouge. Cette pierre, inégale, non taillée, simplement posée sur le sol, était en fait tombale. Sur le mur, derrière elle, se trouvait une simple inscription : Sendor Rostik.
D'un coup de main, James enleva un peu de poussière mêlée à de la terre au sommet du gros cailloux et prit un ton solennel, qui n'empêchait pas son sourire : « Voici mon père. Papa, je te présente Camille, il va rester un peu avec nous. Il vient du Monde, tu te rends compte ! »

Camille ne sut quoi dire, et James restait les yeux fixés sur cette grosse pierre qui symbolisait son père. Puis, après avoir parcouru la pièce de ses yeux, Camille remarqua une petite tache verte à ses pieds, avant d'en voir d'autres, dissimulées ça et là sous la poussière.
« Ca, dit James, ce sont les plantes des morts. Dans longtemps, elles auront dévorées la pièce entière ! Je me demande ce qu'il va se passer alors, est-ce qu'elles vont casser les murs ? Je ne sais pas... C'était l'idée de papa, ces plantes, il voulait qu'on les laisse pousser comme elles voulaient. J'ai hâte de voir de ce que ça va donner ! »
Camille écoutait attentivement, et remarqua que le plafond de la petite maison était transparent. Ce qu'il avait au loin pris pour un toit aussi blanc que les murs était en fait un toit de verre qui reflétait l'humeur du ciel.
James salua à nouveau son père, et lui promit de revenir le voir et Camille fit de même, ce qui fit plaisir au jeune comte. De retour dans le fiacre, James entama l'histoire de son père.

« C'était lui le maître des lieux, avant. Quand il a récupéré le domaine, il était déjà vieux comparé à moi. Avant de tout diriger, il travaillait à l'administration. Une fois, il a même été très haut placé, il participait aux conseils principaux et aussi aux assemblées. C'était un travailleur, il était l'un de ceux qui dirigeait Scandinavie. Quand mon grand-père est mort, il a pris la succession. Pendant longtemps, il a tenu les deux rôles, dirigeant son domaine et travaillant à l'administration. Puis, petit à petit, il n'a plus pu faire les deux, alors il a démissionné pour se consacrer uniquement au domaine Rostik.
C'est là qu'il a tout fait refaire, qu'il a tout soigné, réparé, embelli. Il a fait venir du monde de l'extérieur du domaine et il a tout remis à neuf. Il a même importé des produits du Monde ! Je ne sais pas comment il a fait, parce que les allées et venues entre Scandinavie et ton monde sont très réglementées, mais il y est parvenu ! C'est comme ça qu'il m'a rapporté tous ces livres sur le Monde. Parfois, je m'en souviens, j'en retrouvais un par semaine, qui m'attendait sur le bureau de ma chambre. C'est de là que me vient l'amour du Monde, je suppose... »

James sembla pensif l'espace d'un instant, avant de redevenir souriant presque brusquement. Camille le regardait et écoutait son histoire, comme s'il s'agissait d'un conte étrange, qui se déroulait dans un pays imaginaire.

« Et puis, il m'a présenté Monsieur Dhong, le Grand Exploreur, en personne ! Je m'en rappellerai toujours. Il est revenu un jour et est sorti de la voiture accompagné de Maroine Dhong ! Et je lui ai même parlé ! Ca ne te dit peut-être rien, mais c'est quelqu'un de célèbre ici, qui a fait beaucoup de découvertes. Il m'avait même donné quelque chose, un livre aux pages vierges. Pour le remplir lorsque je partirais en voyage, avait-il dit... J'espère que je m'en servirai un jour... »

Le fiacre continuait son chemin, sans se presser, générant une fumée grise sur sa trace à mesure que les chevaux et les roues remuaient la terre de la piste. De part et d'autre de celle-ci, de vastes étendues de verdures, parfaitement symétriques et, à l'horizon, de petites maisons les unes à côté des autres.

« Tu sais, en fait, je ne suis pas comte du tout... Ici, ce n'est qu'un quartier un peu spécial de Scandinavie : c'est l'un des seuls qui appartienne à quelqu'un. Quand j'ai dû succéder à mon père, je suis devenu libre de faire comme je voulais. Alors je suis devenu comte de Rostik, et j'ai demandé à des domestiques de venir, en plus de ceux qu'il y avait déjà. J'ai tout arrangé, au château, pour qu'il ressemble à mes livres sur l'Angleterre et sur le dix-neuvième siècle. Et j'ai même changé les noms de mes domestiques, pour qu'ils sonnent mieux anglais. Et tout le monde a dû m'appeler Monsieur James parce que je l'ai demandé. J'ai même fait venir du monde des autres quartiers pour qu'il y ait plus de gens dans le domaine. J'en suis content, la vie est plus amusante depuis ! Mais les gens de l'administration, depuis que mon père est mort, ils ne voient pas trop ça d'un bon oeil. Ils veulent récupérer le domaine pour en faire un quartier normal. Ils n'aiment pas que tout ne soit pas pareil partout. C'est dommage... Mais je me suis fait à l'idée : quand je n'aurai plus les moyens de tout faire marcher comme je le veux, je leur donnerai le quartier et je partirai. Peut-être pour faire des voyages, comme le Grand Exploreur, pourquoi pas ? »

Alors que la nuit commençait à tomber sur Scandinavie, le fiacre fit une petite halte et James s'éloigna quelque peu du chemin principal et s'arrêta devant un arbre et quelques buissons. Pendant qu'il urinait, il s'adressa au cocher, resté près des chevaux. « Il se fait tard, nous allons commencer à rentrer », ce à quoi le cocher répondit par un hochement de tête. Une fois James de retour à l'intérieur de la voiture, le fiacre se remit en route, tournant sur sa gauche lors de l'intersection suivante afin de retrouver le chemin du château.

« Il y a beaucoup de monde qui vit dans ce domaine, mine de rien. On les voit parfois mais en général, ils préfèrent ne pas trop approcher du château. Je les comprends... Enfin, non, je ne les comprends pas, mais je respecte leur volonté. Un jour, j'organiserai peut-être une grande fête où ils seront tous invités...
Tiens, tu sais ce qu'on va faire demain ? Je t'emmènerai au lac dont je t'ai parlé tout à l'heure, et on ira pêcher ! Tu verras, ce sera amusant ! »

Une fois le fiacre de retour devant le château, Camille demanda au cocher s'il fallait réveiller James, endormi, appuyé contre la porte de la voiture. Peter répondit doucement qu'il s'en occuperait. Alors Camille le remercia pour la ballade et remonta lentement dans la chambre de Margaret, qui était momentanément la sienne, et vit Peter et un autre domestique attraper James, l'un par les épaules et l'autre par les pieds pour le monter jusqu'à sa chambre. La nuit était alors bien installée sur le domaine.

*


Un matin, alors que Camille cherchait James, introuvable dans le château, des bruits étranges parvinrent depuis la pièce interdite. Camille s'était réfugié dans la bibliothèque, en attendant que James reparaisse mais ces bruits l'intriguaient et il se laissa tenter. Il fit quelques pas, sortit de la grande salle et se retrouva devant cette lourde porte. Il hésitait. Il n'avait pas le droit d'y entrer, personne n'avait le droit excepté James. Mais les bruits persistaient : des craquements, de petits cris aigus et des pleurs, étouffés et lunaires. Mais la porte n'était pas fermée à clé : c'est ce qui convainquit Camille d'enfreindre le seul interdit qu'on lui avait imposé.
La porte s'ouvrit, puis se referma et Camille découvrit James, assis au milieu de la pièce, les cheveux en bataille, les vêtements en désordre, des larmes sur ses joues. La pièce en elle-même était étrange : ronde, très haute, elle ressemblait à un gigantesque conduit de cheminée, parsemé d'immenses fenêtres qui ne comportaient aucune poignée. Il y avait une cheminée également, et un feu agressif qui provoquait craquements et râles merveilleux. En travers des flammes, posés sur une grille en métal carbonisée, se trouvaient divers cadavres de petits animaux : une grenouille, quelques insectes et même ce qui ressemblait à un furet. Contre les murs se trouvaient d'étroites étagères comprenant des bocaux et de petites plantes, dont la moitié au moins était déjà morte. Sur le sol, à côté d'un James convulsé, de petits ustensiles brillaient grâce à la lumière du soleil : un couteau, des ciseaux et beaucoup d'autres instruments que Camille n'arrivait pas à identifier.
Il s'approcha de Monsieur James, posa une main lente et calme sur son épaule qui fut violemment rejetée.
« Je t'avais dit de ne pas venir ici », cria-t-il, « maintenant va-t-en s'il te plait. Ici, c'est une pièce où je ne peux qu'être seul. Sors, et ferme la porte derrière toi... »

Il s'exécuta, non sans se poser quelques questions. Alerté par le bruit, William accourut et raccompagna Camille durant quelques mètres. « Il ne faut pas lui en vouloir », commença-t-il, « c'est difficile pour lui de toujours bien paraître. Il a besoin de ces moments de rage, de folie peut-être. Il n'est pas fier de ce qu'il fait, loin de là, il croit qu'il est un meurtrier, que c'est un crime commis contre la nature, mais il a besoin de cette pièce. Il a besoin de s'y enfermer régulièrement et d'y souffrir, pour ensuite ressortir neuf, heureux et souriant. Je sais que ce n'est pas facile à comprendre mais ce n'est pas aussi grave qu'il le croit. »

Quelques heures plus tard, James émergea de la pièce interdite qu'il referma à clé, et partit à la recherche de Camille. Il le trouva dans sa chambre, admirant le ciel bleu-vert de Scandinavie. Il entra, souriant et profita avec son invité de la vue qu'il y avait sur son domaine.

« - Il faudra qu'on fasse une ballade à cheval, c'est tellement agréable. J'ai beaucoup de chevaux magnifiques, je te les montrerai !
- C'est une très bonne idée, Monsieur James. Pourquoi pas tout de suite ?
- Je sais ce que tu penses et je partage ton avis. Cette pièce est horrible, et je le suis encore plus de m'y enfermer chaque semaine. Mais c'est un mal pour un bien, tout ce travail, c'est pour que le monstrueux qui est en moi soit canalisé. Le reste du temps, je peux rester idéal. Allez, viens, on va à l'écurie. Je veux te montrer mon préféré, il a une tache blanche sur le front ! »

Ils quittèrent alors la pièce rapidement pour se rendre à l'écurie. Dans la chambre de Margaret, la fenêtre restée grande ouverte accueillait sans le savoir un léger courant d'air qui rafraîchit l'étage entier.

*


Cela faisait maintenant près d'un mois que Camille était arrivé. Sans prévenir, alors que James lui montrait avec soin les livres sur le dix-neuvième siècle qu'il possédait, lisant quelques lignes à haute voix, frappant les pages de papier glacé de son doigt pour désigner les photos, Camille déclara qu'il devrait bientôt partir. C'était soudain, inattendu, et James resta sans trop le comprendre.
Avait-il trouvé ce qu'il cherchait ? C'est du moins ce que lui demandait James, mais Camille se contentait d'éviter la question. Ca n'avait plus aucun rapport avec ce qu'il avait pu chercher un mois auparavant. Il devait s'en aller désormais, il le savait sans pour autant pouvoir l'expliquer avec des mots. Il s'en excusa auprès du comte et la journée se poursuivit presque comme si de rien n'était.
James pensait que ce n'était que des paroles en l'air, que Camille n'était pas sérieux. En réalité, sans doute n'avait-il jamais envisagé la possibilité du départ de son invité. Et pourtant, le lendemain matin, Camille avait rangé sa chambre, la chambre de Margaret, et elle apparaissait désormais exactement comme elle était et avait toujours été avant son arrivée. Personne n'aurait pu remarquer de changement, comme si personne n'avait jamais logé là.

Quelques minutes plus tard, James accompagnait Camille, tous les deux à cheval, en chemin pour la Forêt Bleue, lieu de transition entre le Monde et Scandinavie, entre Scandinavie et le Monde. Le voyage se déroula comme si Camille ne s'en allait pas. James plaisanta, sourit comme à son habitude et s'enthousiasma à la moindre pensée originale ou au moindre trait de paysage qui sortait de l'ordinaire. Camille, toujours courtois, acquiesçait et souriait en même temps que son hôte. Pourtant, malgré la bonne humeur apparente, cette chevauchée sentait la fin.

Une fois arrivée au seuil du petit bois, Camille jeta un dernier regard vers le ciel bleu-vert de Scandinavie.

Près de la fontaine, James souleva la petite trappe, dissimulée par du lierre et de la poussière. Lorsque les étroits escaliers en colimaçon apparurent, Camille descendit de cheval, apposant une tape amicale sur celui qui l'avait hébergé, diverti et apprécié durant ce mois et il commença à s'engager dans les profondeurs de la terre.
James l'appela une dernière fois.

« - Et maintenant », dit-il, « tu te souviens de ton Monde, de ce que tu recherchais ?
- Non. J'imagine que ça reviendra quand j'y serai. Et toi, tu ne veux pas m'accompagner ?
- C'est une bonne idée mais je ne peux pas pour le moment. Peut-être une autre fois ; j'apporterai mon carnet vierge et je ferai comme le Grand Exploreur !
- Si ce jour arrive, essaie de me trouver ; ce sera à moi de te montrer mon monde. »

Camille sourit une dernière fois, et James fit de même, comme par obligation. Puis l'étrange reprit sa descente vers son Monde et finit par disparaître, avalé par les infinies marches d'escaliers. Camille referma alors la trappe, replaçant le lierre et la terre telle qu'ils étaient avant leur arrivée, comme si personne n'avait jamais utilisé cette trappe, comme si elle n'existait même pas, comme s'il fallait que personne d'autre ne la trouve plus jamais.
Il fit demi-tour, regarda la fontaine et le sol poussiéreux pour un ultime coup d'oeil et il se hissa à nouveau sur son cheval. La forêt s'ouvrit pour le laisser sortir, au pas, le soleil bleu-vert sur le dos, la monture qu'avait utilisé Camille suivant, quelques mètres derrière.

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