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Nouvelles : Au bout de l'univers

Au bout de l'univers

S'asseoir sur le pont d'un bateau de verre, contempler l'infini, regarder la coque ouvrir le vide à travers les étoiles. Des reflets du soleil, des reflets des étoiles partout sur les voiles translucides du navire et une traversée calme de l'Univers : apprécier un moment de paix et souffler. Au-delà des galaxies connues de l'Homme, les astres prennent la forme de vieux souvenirs et de rêves de jadis. S'asseoir sur le pont d'un bateau de verre, c'est aussi assister aux films de son esprit. Lorsque tout est calme à l'extérieur, tout ce qui n'est pas se déchaîne. S'asseoir sur le pont et voir la réalité à moins que ce ne soit l'illusion... Lorsque la réalité se désintègre petit à petit, le rêve est là, même perdu au milieu des planètes. S'asseoir sur le pont du bateau de verre et attendre que le voyage prenne fin, le bout peut être proche. Petit à petit, les étoiles et le vide sombre s'effacent, se diluent et un décor s'installe.

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Sur le Grand Océan, le capitaine aux mains dorées se fait rejoindre par un simple matelot. Nous sommes sur le pont d'un vieux navire au nom oublié. La musique d'une guitare envoûte le voyage, pendant que le vaisseau caresse les eaux calmes. Nous recherchons la baleine blanche, dit le capitaine, mais celle-ci ne se fait pas voir et le matelot ne peut que scruter l'horizon, comme pour débusquer l'animal. Mais l'animal ne vient pas, et la nuit tombe déjà sur le navire. La baleine n'existe pas, n'existe plus, elle a disparu. Le matelot se glisse alors discrètement hors de sa cabine et s'installe avec des vivres, qu'il vient de voler, dans un canot de sauvetage. Le navire ne coule pas, il dort paisiblement, mais le matelot s'en va.

Quelques heures plus tard, le matelot arrive enfin sur l'île d'Angwai-Ni-Tze, sur une plage déserte. Le matin semble être là, les rayons du soleil commencent à se presser, mais la lumière est bleue et froide : c'est l'aurore. Le matelot attache la barque à un rocher très blanc, et contemple le paysage. Où est-il ? La carte qu'il a sous les yeux ne le renseigne pas. Au-delà de la plage se trouve une colline sur laquelle une forêt d'épicéas semble le narguer. Une fois en haut, se dit-il, je pourrai comprendre où je suis. Il gravit la colline, non sans difficulté. Lorsqu'il est au sommet, le soleil se reflète déjà dans une mer d'huile derrière lui. L'île n'est pas très grande et, d'après les informations qu'il possède, peu de gens y vivent. Quelque part sur cette terre brune, se trouve une marque, comme dans les films de pirates, et sous cette marque, le trésor recherché par le matelot. Mais la carte n'est pas juste, la carte est mauvaise et ne correspond plus à la nouvelle géographie de l'île. Il faut l'oublier, matelot, il ne faut plus compter sur elle. Alors le matelot range sa précieuse carte. Prudence tout de même, il la garde, elle pourrait encore servir...

Une fois au pied de la colline, mais de l'autre côté, le matelot se cache, se plaque contre les murs des maisons parce qu'il ne veut pas être remarqué. Comme il est encore tôt, il n'y a presque personne dans les rues, mais attention, il faut toujours être sur le qui-vive. Le village dans lequel il se trouve n'a pas de nom, on le nomme simplement le village sud d'Angwai-Ni-Tze, mais ça ne veut pas dire que le matelot ignore où il est. Non, ça, il le sait très bien. C'est pour ça qu'il se cache. Le matelot n'est pas le bienvenu sur ces terres. Ces terres, cette île, ce village, c'est le territoire de l'ennemi et il vaut mieux ne pas s'y éterniser. Pourquoi ? Personne ne le sait et, surtout, personne ne cherche à le savoir. Personne n'est assez brave ou fou pour cela. C'est pour ça que le matelot se dépêche, se cache, se faufile, se glisse à travers le village, pour finalement le dépasser. Regardez-le courir, et voyez comme il n'est pas facile d'être à sa place ! Mais le matelot n'est pas aussi mauvais qu'il pourrait peut-être le penser. Dans le village, personne ne se rend compte de sa présence, et tout le monde vaque à ses occupations comme si de rien n'était. En fait, rien n'était, effectivement.

Une fois le village traversé, le matelot peut se reposer quelques minutes, s'appuyant sur une large pierre brûlante. Il reprend son souffle, regarde de nouveau la carte, et se relève pour s'enfoncer dans les sombres forêts des Vallées Enfermées. Pour cela, il doit d'abord descendre prudemment la pente glissante et poussiéreuse qui doit le conduire dans les profondeurs de l'île, en dessous du niveau de la mer, comme une cuvette remplie de plantes, exactement comme il y en avait chez Rosalina.

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Lorsque Rosalina faisait sécher son foulard vert avec son linge, devant sa fenêtre, cela voulait dire que le matelot pouvait monter la rejoindre. En revanche, quand il n'y était pas, sa venue n'était pas permise. C'était comme ça que cela fonctionnait. Tout le monde en était content. Dans son petit appartement, il y avait des plantes, partout sur les murs et dans les coins des pièces. L'une d'elle, la Liberia du Consul, prenait racine dans l'eau elle-même, formant un noyau humide, et semblait éclore des pots du liquide lui-même. Une fois, le matelot en avait bousculé une, l'eau s'était répandue et vidée à moitié. Dans les jours qui suivirent, la plante mourut, se décomposant puis flottant dans le pot. Rosalina en avait été affectée.

Il avait rencontré Rosalina au cimetière. C'était un jour comme les autres, le ciel était vaguement voilé, il faisait une température moyenne, il n'y avait pas beaucoup de visiteurs ; il n'y avait que lui et Felisoa - quelque part dans les espaces verts - et, bien sûr, Rosalina. Il l'avait d'abord prise pour un visiteur, car ce n'était pas la première fois qu'il la voyait, mais il comprit peu à peu que ce n'était pas le cas. Elle n'était ni vêtue de noir, ni vêtue de blanc, mais il ne se souvenait pas de quelle couleur elle était habillée. Cela n'avait pas d'importance. Il l'avait remarquée parce qu'il n'y avait pas grand-chose à faire ce jour-là, et à la fin de la journée, il se surprit à la trouver encore et toujours en sa compagnie. Qui avait abordé l'autre ? Ce devait être lui, mais peut-être aussi son imagination lui jouait-elle des tours. En tous les cas, l'un des deux aborda l'autre, et ils sortirent ensemble de la cité des morts, côte à côte. « Je n'en ai que pour quelques minutes, je vais poser mes affaires et chercher mon manteau ». Il se souvenait de cette phrase, mot pour mot, comme si elle eut été d'une importance particulière. C'est vrai qu'elle revenait parfois tel un écho dans la tête du matelot sans qu'il ne puisse savoir pourquoi.
Ensuite, sa mémoire se brouillait, et il n'était plus très sûr de ce qui était arrivé et de ce qui ne relevait que de son imagination. Il lui semblait qu'ils avaient marché ensemble de longues minutes, avant de se séparer au coin d'une rue - ou peut-être était-ce ailleurs - sans que l'un ne put demander son nom à l'autre et inversement.

Puis, un autre jour, peut-être dans la même semaine, Rosalina avait reparu au cimetière, et ils avaient fini par se retrouver tous deux, à commencer à discuter, partager des idées, des envies, puis des fantasmes. Avant qu'ils ne s'en rendent compte, ils se voyaient régulièrement, chez l'un ou chez l'autre et leurs deux vies devinrent moins mornes.

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Mais le matelot secoue la tête, il est désormais dans la forêt, assailli par des bestioles volantes, qui le piquent parfois. Leurs cinq ailes font un bruit infernal : comme si l'île entière était aspirée par un grand tourbillon. Le matelot avance tout de même et, à l'aide de sa machette, parvient à se frayer un chemin à travers la nature hostile, luxuriante, pleine de vie, mais sombre comme la mort. A ses pieds, il peut le voir, des cadavres d'insectes, des branchages pourris et des fleurs piétinées. Il continue son chemin. La forêt est maligne, c'est un labyrinthe qui piège ses proies comme on piège une âme dans les limbes. Le matelot tourne en rond et finit par se perdre. Le soleil, là où il est maintenant, ne peut venir à son aide : il ne sait plus s'il fait jour ou nuit. Alors, au milieu de la verdure obscure, Rosalina apparaît, toute seule près d'un arbre, lui tend la main et l'entraîne ailleurs.

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Le cimetière était calme, il n'y avait pas grand monde, et Felisoa devait travailler de l'autre côté du domaine des squelettes - c'est comme ça qu'on se plaisait parfois à l'appeler, le cimetière, entre employés. Rosalina était près d'une tombe, les genoux sur le sol, la main sur l'épitaphe, elle pleurait. Comment s'empêcher de l'observer ? Le deuil la rendait si belle... Mais Rosalina ne resta pas, elle se releva, sortit un petit bout de papier de sa poche et y nota quelque chose. Elle quitta la tombe, et se dirigea vers une autre. Elle s'agenouilla à nouveau, sortit un livre de son sac à main - elle était habillée en vert, c'était ça - et elle commença à lire à voix haute. Que lisait-elle ?

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« Parle-moi de cette Rosalina ! ». La voix est sortie de nulle part, le matelot non plus, ne sait pas ce qui se passe. Assis par terre, il se relève et répond. « Qui êtes-vous ? ». La voix du matelot se perd dans les arbres, dans les plantes et dans les Coraux-Volants. « Peu importe qui je suis. Je veux que tu me parles de cette Rosalina. Vas-y, je t'écoute. » Le matelot ne sait que dire, que faire. Il pense que quelqu'un l'observe, et ce depuis son arrivée dans la forêt - peut-être même depuis son arrivée sur l'île ! - et bientôt il suspecte les animaux, puis les plantes de crier ainsi. Son regard se fait plus fin, plus aiguisé, et il cherche quel être est responsable de ces paroles. « Je ne suis pas trouvable, en tous cas pas par toi, alors vas-y, parle-moi de Rosalina, ou alors meurs ici sans jamais me trouver. » Le matelot n'a plus le choix : il doit parler. « Je l'ai rencontrée au cimetière. Je travaille au cimetière, je l'ai vue un jour... Elle était belle, elle faisait la lecture aux morts. Après, on s'est revus plusieurs fois et on s'est plu. C'est tout ». Le silence, puis la voix à nouveau. « C'est tout ? Rien d'autre ? ». La voix l'entoure désormais, et semble parvenir depuis tous les côtés à la fois. « Oui, c'est tout. » « Alors pourquoi tu penses à elle ? Pourquoi tu penses à elle maintenant ? » Le matelot reste interdit, il veut fuir maintenant. « Ca, je le sais, mais c'est une épreuve. Si tu échoues, tu resteras coincé ici pour toujours. » Il doit se ressaisir. Penser, vite, faire ce qu'on lui dit, mais en dire le moins possible. « Dire quoi ? ». Vite, répondre. « Je crois que je l'aime. Rosalina... Je crois que je l'aime. Mais c'est fini. Je suis parti, et c'est fini. » La forêt semble apprécier ces paroles. « Et le cimetière ? » « Je l'ai quitté aussi, j'ai tout quitté, je suis parti ». Les arbres bougent, sous l'effet du vent, sous l'effet de la voix, peut-être, aussi. « Pourquoi ? ». Le temps s'arrête, la terre bouge, les arbres s'aplatissent. Le matelot est seul au milieu des Coraux-Volants et un oiseau rieur, une fleur fixée au haut du crâne, se pose sur son épaule. « Réponds », dit l'oiseau. « Réponds à la voix. » Les cieux deviennent menaçants puis s'effacent à leur tour. Il ne reste plus que le matelot et l'oiseau. L'oiseau s'en va. Répondre à la question comme on s'assoit dans le vide, comme on vole dans le néant.

« Je suis venu chercher la réponse à ma question. » Rien ne se passe. « Je suis venu chercher la réponse... Quand est-ce que la réalité s'effrite ? ». Rien ne se passe, puis tout arrive. Le monde retrouve son moule, la forêt s'écarte, le soleil réchauffe l'humus sur le sol. Les branchages s'écartent et le sorcier en sort. « Suis-moi. »

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Le sorcier est en fait un grand type brun qui ressemble à un capitaine de la Marine, mais ses vêtements sont en haillons, ses mains sont salies par la terre et son visage durci par la vie. Sa barbe poivre et sel a une semaine, ses bottes sont trouées. Il prend une direction impossible à suivre dans la végétation mais le matelot tient bon. « Comment est-ce que tu vas faire ? Comment est-ce que tu vas trouver une réponse à ta question ? ». Le matelot accélère le pas. « Je viens chercher un trésor ». Le sorcier n'est presque plus qu'un point à l'horizon, perdu dans les branchages. « Un trésor ? Quel trésor ? ». Le matelot continue d'avancer, sans jamais perdre son guide de vue. « Les carnets du Grand Exploreur Maroine Dhong. Il se dit qu'ils sont enterrés avec lui sur cette île. Tu sais quelque chose à propos de ça ? » Le sorcier a désormais disparu, les arbres semblent se refermer sur le matelot : il est pris au piège. « Eho ! Où es-tu ? Où est la tombe du Grand Exploreur ? » Les arbres se rejoignent comme pour former un chapiteau au-dessus du matelot, il regarde partout, mais aucune trace du sorcier. Il s'arrête et cherche le ciel pour pouvoir s'orienter, mais il ne trouve que des branchages et des feuilles mi-vertes mi-brunes. Puis la voix du sorcier se fait entendre à nouveau. « C'est ici ». Les arbres s'enfoncent alors dans le sol. Le matelot se protège le visage mais lorsqu'il réouvre les yeux les arbres ont disparu. Il se trouve dans une vaste clairière ponctuée de buissons rougeoyants et dont le sol est recouvert d'une fine couche de terre blanche. Le sorcier est là, lui aussi, « C'est ici », répète-t-il. Derrière lui, un escalier de pierres jaunes s'enfonce dans le sol. « Voici la tombe du Grand Exploreur Maroine Dhong. Mais avant que je ne te laisse passer, raconte-moi l'histoire du Gardien des morts et de Rosalina ».
Le Gardien des morts resta sans rien dire : le matelot ne bougea pas. « Qu'est-ce que tu veux savoir ? ». Le sorcier tend les bras vers son hôte, à une dizaine de mètres de là. « Votre histoire ». Le matelot regarde le sol et s'accroupit. « Par quoi je commence ? ». C'est la terre blanche qui lui répond. « Ce que tu veux ». Le sorcier acquiesce. « Qui est-elle par exemple ». L'univers, encore une fois, ne tient pas et le matelot doit rester sur ses appuis pour ne pas tomber, mais ce n'est qu'une secousse. « Rosalina, dit-il, pensif, elle était Médiatrice ».

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Mais ça n'avait pas duré. Elle n'avait pris ce travail que de façon temporaire, pour pouvoir faire quelque chose de sa vie. Cela faisait des années, le matelot ne savait pas exactement combien, il l'avait simplement entendu dire, plusieurs fois que « ça faisait des années ». Elle ne travaillait pas à temps plein : elle n'était à la nécropole que quelques jours par semaine, c'est pour ça qu'il ne l'avait pas réellement remarquée auparavant. Elle n'était pas vraiment passionnée, elle n'était d'ailleurs pas très douée non plus, mais les deux étaient sans doute liés. Elle arrivait près des tombes, elle disait ce qu'elle avait à dire, et puis elle s'en allait, voir d'autres morts jusqu'à ce qu'il n'y ait personne à aller voir. Elle ne proposait pas des services de luxe, non, elle était plutôt « bas de gamme », mais au moins, et elle disait ça pour se consoler, elle aidait tout de même ceux qui n'avaient d'ordinaire pas les moyens de s'offrir ce genre de soins. En réalité, ce qu'elle voulait vraiment, c'était Danser. Elle avait pratiqué étant jeune, mais cela n'avait pas fonctionné. Elle voulait pourtant recommencer, repartir de zéro s'il le fallait ; partir tout court, s'il le fallait. C'est ce qu'elle fit et jamais plus le matelot ne la revit.

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« C'est une bien triste histoire, mais je sais qu'elle n'est pas finie. Mais dis-moi, pourquoi veux-tu les carnets du Grand Exploreur ? » Le matelot semble réfléchir un instant, puis se rapproche du sorcier. « Pour répondre à la question. Quand est-ce que la réalité s'effrite. Après... Après je pourrai comprendre les mystères qui m'entourent. Rosalina... Les morts aussi... » Le sorcier semble satisfait. « Dans ce cas, suis-moi ». Il se retourne et commence à descendre prudemment dans les profondeurs, dans la tombe du Grand Exploreur. Le matelot est juste là, derrière son dos, il fait attention, il marche prudemment, c'est dangereux, l'escalier est long : on n'en voit pas le bout. Bientôt même la surface n'est plus visible, la lumière se fait rare, l'écho entoure les deux protagonistes, alors même qu'ils ne disent rien. L'écho, lui, les met en garde : « Demain, ce sera la Guerre... ». Mais le sorcier ne dit rien, et le matelot l'imite.
« Il faudra faire vite, dit pourtant le sorcier sans se retourner, on prend les carnets et on s'en va avant la nuit et le silence. Demain, ce sera déjà trop tard, crois-moi. » Et le sorcier le croit, il sait qu'il n'y a plus beaucoup de temps, car demain, ce sera la Guerre, tout le monde le sait. Enfin, l'escalier se termine, le sorcier saute dans le noir, tend la main à son acolyte et les deux protagonistes se retrouvent dans une cavité dorée, dans une bulle de vie au milieu de la terre morte. Le sorcier s'assoit derrière une table, blanche comme les Coraux-Volants. Sur celle-ci, des dizaines, des centaines de petits carnets. « Voilà ce que tu es venu chercher. Voilà le trésor du Grand Exploreur. » « Merci, dit le matelot, merci beaucoup. Où est son corps ? Je pensais que je pourrais me recueillir. » Le sorcier dévoile le reste de la tombe. « Il n'y a que nous ici, par conséquent le Grand Exploreur ne peut être que l'un de nous... »

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C'était dans un vieux film, un film venu du Monde. Le héros devait sauver sa fiancée, retenue prisonnière dans le temple d'un démon. Mais, heureusement pour elle, le héros était aussi un élu de la prophétie, même s'il l'ignorait. Il n'avait pas été formé comme il aurait dû l'être, mais il possédait le don en lui, il suffisait donc de l'entraîner, et de le révéler. Pour ce faire, même s'il ne le savait que de façon inconsciente, il devait aller à la rencontre d'un vieux maître. Il vivait retiré en ermite près d'une montagne, ou d'un volcan, dont personne n'osait s'approcher. La route pour y parvenir était longue, difficile et dangereuse, mais le héros était au moins autant courageux que sa tâche le nécessitait, aussi avançait-il vaillamment, en prenant le moins de repos possible.
Arrivé à mi-chemin, ayant déjà passé des semaines voire des mois sur cette route jusqu'alors déserte, il rencontrait un vieil homme qui portait des seaux d'eau et qui marchait dans la même direction que lui. Alors, sans rien dire, il lui proposait de porter lui-même ces seaux d'eau, d'un geste de la main. Le vieillard acceptait de bon coeur, en souriant, et suivait le héros dans son parcours. Ils restèrent ainsi d'autres semaines, ou d'autres mois, marchant côte à côte jusqu'à ce que la montagne se matérialise devant eux.
« Dis-moi vieillard, demanda le héros, est-ce que tu sais si le vieux maître vit bien ici ? Est-ce que tu sais où je pourrais le trouver ? ». Le vieillard restait quelques secondes sans rien dire puis il se retournait finalement : « Tu le sauras bien assez tôt », se contentait-il de dire. Alors les deux protagonistes reprenaient leur marche sans rien dire, comme cela était lors des précédentes semaines. Ils atteignirent la montagne, ils commencèrent son ascension : les seaux d'eau leur servirent à s'hydrater durant cette nouvelle épreuve car leurs gourdes étaient désormais sèches.
Il leur fallut à nouveau des semaines pour arriver au sommet : ils y trouvèrent une petite maison, sur la face sud du pic principal. Le vieillard invitait le héros à l'intérieur et il lui servait du thé. « Alors, disait le héros, où est le vieux maître ? ». « Je suis ton maître », répondait le vieillard. Le héros n'était pas surpris, pas plus que le public. « Quand est-ce que je commence alors ? ». Le vieillard finissait son bol de soupe avant de lui répondre. « Ton entraînement est déjà fini : c'est le parcours que tu viens d'achever qui a révélé ton don. C'est terminé à présent, tu peux t'en aller. ».

Le vieillard terminait alors son bol de soupe, le héros son thé, puis il sortait de la petite maison et débutait le chemin du retour.

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« Mais comment est-ce possible, dit le matelot, vous avez vécu il y a plus de deux cents ans. ». Alors le sorcier, le Grand Exploreur, se lève, les mains derrière le dos et lui confie le secret. « J'ai trouvé le remède, j'ai trouvé la formule : je ne vieillis plus et sans doute ne puis-je pas mourir. ». Le matelot reste interdit, même si au fond, cela ne l'étonne pas de la part du Grand Exploreur Maroine Dhong. « Comment ? ». Maroine Dhong s'approche du matelot et se met de profil. « C'est le sabre de la vie. Une fois embroché par cette arme, on ne vieillit plus, on ne meurt pas. Le revers de la médaille, c'est qu'en cas de retrait de la lame, le corps rattrape le temps que le sabre lui a fait gagner. En un mot, je ne peux pas l'enlever sous peine de mort ». Le matelot ne savait pas que de telles choses existaient, mais il n'est pas le seul. Le sabre est une arme banale, plantée en travers de l'abdomen du Grand Exploreur. Le matelot ne l'avait alors pas remarqué.
Il faut des explications au matelot, pas besoin de savoir « comment c'est possible », non bien sûr, mais savoir pourquoi, et jusqu'à quand. C'est la Guerre, c'est bientôt la Guerre, ça, tout le monde le sait, sans doute le Grand Exploreur a-t-il un rôle à jouer là-dedans.
« Non, dit le Grand Exploreur, rien à voir avec la Guerre. J'attendais juste qu'on ait besoin de moi. Et puis j'ai continué mes recherches, j'ai continué mes carnets. Et maintenant je suis prêt. » Prêt, mais prêt à quoi ? « A t'emmener là où la réalité s'effrite, tu verras, tu y seras bientôt. »
Puis les deux protagonistes se taisent : on attend la levée du jour, ils partiront lorsque la lumière du jour atteindra le sol de la tombe, pas avant.
« Comment me connais-tu si bien au fait ? »

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Son entrée à l'Académie lui permettait un accès permanent, illimité et gratuit à la Bibliothèque. Là-bas, il y avait une étagère entière dédiée aux écrits du Grand Exploreur, jadis lui-même apprenti et instructeur de l'Académie. Quand il n'y avait rien à faire, c'était ici qu'on se rendait, c'était ces livres qu'on empruntait. Le matelot était comme ça. Après avoir eu quinze ans, il s'intéressa progressivement aux travaux du Grand Exploreur, la redécouverte du Monde, puis des Mondes, la Frontière du rêve, les expériences sur les Cristaux puis l'obsession sur la Réalité. Mais le matelot avait fini par oublier tout ça lorsqu'il devint le nouveau Gardien des morts à la Nécropole. Ce n'est que lorsque les morts eurent commencé à lui parler, lorsque Rosalina entra dans sa vie, qu'il se replongea dans les livres du Grand Exploreur Maroine Dhong. Il y apprit que le principal de ses trouvailles avait été confiné dans ses carnets, et que ceux-ci avaient été mis en terre avec leur auteur, il y avait plus d'un siècle. Cette histoire l'intéressa, lui le jeune Gardien des morts que Rosalina venait de quitter. Au milieu des voix, au milieu des failles labyrinthiques, au milieu des légendes et de la fuite vers le Monde : il se trouvait au milieu de tous les faits que le Grand Exploreur avait jadis découverts ou compris, voire même créés. La chose la plus évidente fut alors de retrouver le Grand Exploreur via son savoir, ses carnets : il fallait partir tout de suite.

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« Il faut partir tout de suite ». Le soleil vient d'atteindre le sol de la tombe : il est déjà demain. Le matelot gravit à nouveau les escaliers, mais cette fois-ci dans l'autre sens. Il précède le Grand Exploreur, le sorcier : Maroine Dhong. Le matelot le suit, ils courent tous les deux, les arbres leur laissent le champ libre : ils peuvent arriver à l'extrémité de l'île en un rien de temps. « Nous y sommes. », dit le Grand Exploreur une fois la plage devant eux. C'est la même plage que le matelot avait rejointe lors de son arrivée, mais de l'autre côté. Le Grand Exploreur siffle, crie, et une chose tombe du ciel. L'univers s'effondre à nouveau, mais en fait non, ce n'est pas ça, ce n'est qu'un oiseau géant qui se présente devant les deux protagonistes. Ses ailes se déploient dans toute la largeur du ciel, les deux protagonistes sont sur son dos, la tête plaquée contre son plumage. « Il est avec nous, il s'est échappé du centre des Voleurs. Il va nous conduire à Kristina. Tout ira bien. » Le matelot fait « oui » de la tête, mais semble ailleurs : comme si la réplique du Grand Exploreur ne voulait rien dire. « C'est pas vrai, reprend le Grand Exploreur, il faut tout vous apprendre. A croire que Scandinavie a régressé depuis mon départ. Bon, tais-toi et écoute ». Le ciel est dégagé, l'oiseau plane vivement, son vol est ponctué de petits battements d'air. Parfois, aussi, il tourne la tête vers le Grand Exploreur et semble lui parler avec les yeux.

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C'était juste après la découverte du Monde, ou plutôt la nouvelle découverte, car les Premiers le connaissaient. Le Grand Exploreur Maroine Dhong, qui n'était alors que Maroine Dhong, découvrit qu'à l'est de Scandinavie, dans les archipels, se trouvait un pays où personne ne vivait. Il s'y rendit, il y fit des recherches : l'archipel d'Angwai-Ni-Tze, c'était le pays naturel. Les arbres, la nature, les fleurs, les Coraux-Volants, et puis aussi la découverte des Oiseaux. Il fut autorisé à vivre sur l'une des îles, pour ses recherches. Il y resta des années, le temps de découvertes majeures : il fut honoré par les Oiseaux, puis par Scandinavie avant de rejoindre les Esthètes, mais ça, c'est une autre histoire. Lorsqu'il fut de retour sur l'île, pour y mourir aux yeux de Scandinavie, il remarqua des changements. La mise en place des centres pour former les Voleurs. Car les Oiseaux avaient perdu leur faculté de vol après avoir embrassé l'intelligence et la possibilité d'avoir un esprit rationnel. Pour retrouver cette faculté, ils mirent en place des centres où les enfants étaient accueillis, l'éducation était interdite : il fallait qu'ils perdent l'intelligence, pour retrouver le vol. Ils mirent des années, et par conséquent des générations pour parvenir à un résultat acceptable. Des centaines de Voleurs furent formés, prêts à partir pour Scandinavie et le Monde, et ailleurs aussi, peut-être. Un de ces Voleurs s'était échappé, répondant à l'appel du Grand Exploreur. Le problème, c'est qu'un jour, sans doute, il ne pourrait plus voler, et retrouverait la parole et l'esprit, à force de contact avec la connaissance. C'était un risque.
Un risque, un autre risque, c'était que la Guerre ne se déclenche pas, que les Voleurs restent dans les centres, et qu'ils ne gagnent pas un autre pays ou le Monde ou l'Espace. Dans ce cas, Angwai-Ni-Tze s'enfoncerait et le pays naturel redeviendrait vierge. Tout ceci n'était pas très clair et mis à part le Grand Exploreur et les Oiseaux eux-mêmes, personne n'aurait pu dire s'il fallait espérer ou redouter la Guerre. Mais ce qui était sûr, c'est qu'il fallait retrouver Scandinavie, Kristina, et avertir les Administrateurs, juste au cas où.

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« Mais ce n'est pas le but premier de notre voyage. Je ne t'ai pas oublié, et je suis mort aux yeux de Scandinavie, donc je ne dois plus m'occuper de ces choses. Scandinavie est un passage obligé, c'est une escale. ». Le soleil se couche déjà sur les ailes du Voleur, et sur les deux protagonistes car la journée se termine, diminuée par le voyage. Qui sait quelle distance vient d'être parcourue par le colosse dans les airs ? En dessous des protagonistes, une immense masse argentée, qui s'étend aussi loin que peut porter la vision des Hommes. La Mer reflète la vérité des cieux et, entre les deux, comme des intrus, les protagonistes assis sur le dos du Voleur. Ils sont une entrave au parfait échange entre Mer et Ciel, vérité et facticité, réalité et fiction. Ils se trouvent au point de rupture, comme l'a écrit le Grand Exploreur des années auparavant dans ses carnets, mais ce n'est pas encore là qu'est l'instant où la réalité s'effrite.
« Dors, nous ne verrons pas Scandinavie avant l'aube. » Le Grand Exploreur est un leader, un meneur naturel et lui désobéir n'est même pas envisageable. C'est lui la connaissance, c'est lui qui dirige, qui contrôle ce qu'il veut bien contrôler.
Le matelot ferme les yeux et s'agrippe fragilement au corps du Voleur. Bientôt, Scandinavie à nouveau, et bientôt la réponse à sa question.

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Le pianiste venait de finir, de toute façon la salle se vidait déjà. Salué par les organisateurs de la réception, il s'en alla plus riche d'une enveloppe qu'il n'avait encore pas pris le temps d'ouvrir. Il ne le fit que dans le taxi qui devait le ramener chez lui, constatant que la somme promise était bien la même que celle qu'il découvrait sur le papier imprimé.
Le chauffeur ne mit que peu de temps pour rejoindre le lieu d'arrivée car à cette heure-là, les rues étaient souvent désertes, en tous les cas, les rues que son taxi empruntait étaient désertes. Le pianiste le remercia en lui tendant les billets, il attendit sa monnaie et vit le véhicule disparaître, quelque part au bout d'une piste sombre. Il fit attention, en montant les escaliers, à ne pas faire de bruit car à cette heure-ci, il n'était pas difficile de deviner que la majorité des locataires devaient dormir. Il renouvela ses précautions une fois la porte de son appartement refermée, elle devait dormir, il espérait qu'elle ne fut pas réveillée par son retour. Mais il se trompait, elle était debout, seule au milieu du salon, regardant, à travers la baie vitrée, les lumières de la ville, tremblantes, comme sur le point de s'éteindre. Le pianiste en était presque désolé. « Tu ne dors pas, lui dit-il. Tu n'as rien pris ce soir ? ». Elle ne répondit pas, se contentant de secouer la tête. « Tu veux boire quelque chose ? ». Mais, une nouvelle fois, elle ne dit rien, le pianiste prit ce silence pour une réponse négative. « Ca s'est bien passé ? » demanda-t-elle, la tête dans les fausses lumières, perdue dans un monde qui n'était pas le sien. « Oui, plutôt. La soirée était charmante, chic, assez reposante en fait. J'aurai peut-être d'autres demandes de la part de ce couple. »
« Je suis contente ».
« Dans ce cas, moi aussi. Il ne nous manque plus grand-chose pour finir notre projet. Encore quelques mois, et les fonds seront suffisants. »
« C'est bien. J'en rêve depuis si longtemps. »
Elle se retourna alors, tourna le dos à la ville et ses lumières et vint enlacer le pianiste. Elle lui murmura quelque chose à l'oreille, quelque chose d'inintelligible et le pianiste se mit à sourire. « Encore ? », se contenta-t-il de dire, avant de s'asseoir à son piano, en face de la baie vitrée. Alors que les notes enivraient l'air qui les entourait, elle enleva ses chaussettes et monta pieds nus sur le dos de l'instrument. Le pianiste ne jouait aucun air en particulier, c'était les notes elles-mêmes qui décidaient de ce qu'elles voulaient bien dire. De la même façon, son corps se mit à répondre aux envies de la musique et elle dansa durant de longues minutes, portée par les invisibles vibrations. Elle était unique au-dessus du piano, flottant dans les airs comme les lumières dans les cieux de la ville. Mais au moment où la lumière éclairait son visage, c'était déjà la fin, les battements d'air se faisaient plus pressants et celle qui avait un jour été Rosalina disparut.

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Etrangement, quelques notes de musique continuent à flotter dans les airs grisonnants, aux milles nuances, tandis que le matelot répond aux volontés du Grand Exploreur. « Nous y sommes presque, accroche-toi pour l'atterrissage. ». Le matelot saisit les plumes du Voleur à pleines mains sans que cela ne perturbe le colosse. Il aborde la descente, commence à baisser la tête et tout son corps suit la figure de proue. L'air déforme les deux, les trois protagonistes à moins que ce ne soit l'inverse ; le brouillard est fendu, le ciel recrache ses voyageurs : ça y est, la masse terrible de ceux qui vivent cette histoire s'abat sur le sol de Scandinavie.
Comme convenu, ils sont à Kristina : le centre de Scandinavie. A droite l'Administration, à gauche la Couronne, au centre, le lieu où ils viennent d'atterrir, ce qu'on appelle l'Anthracite, le centre géographique de Scandinavie. Ils se sont abattus au pied de la Lanterne-Sombre qui éclaire les nuits de Scandinavie ; elle vient de s'éteindre à l'instant, comme pour marquer la reconnaissance de ce monde pour le retour du Grand Exploreur.
Quelles sont les prochaines étapes du voyage ? « Viens, dit le Grand Exploreur, nous allons aux bureaux des Administrateurs ». Le matelot suit le Grand Exploreur, tandis que le colosse attend sagement près de l'Anthracite. Les protagonistes ne restent pas longtemps à l'intérieur du bâtiment, pas besoin, un mot à l'accueil, un papier adressé aux Administrateurs, et c'est bon. « La Guerre devrait arriver d'ici la fin de la journée, d'ici là ils auront lu mon mot, ils seront prévenus, ils pourront faire ce qu'ils ont à faire. » Le matelot ne sait pas bien de quoi parle le Grand Exploreur mais il n'a pas le temps de lui expliquer en détail. Il faut simplement oublier la Guerre, et se concentrer sur l'objectif premier. « Il faut qu'on aille chez les Esthètes. », dit le Grand Exploreur une fois près du Voleur à nouveau. Mais ce n'est pas facile d'accès, ce n'est pas évident de se rendre dans ce pays, le Grand Exploreur en sait quelque chose, c'est lui qui l'a découvert. C'était il y a plus de cent ans, et peut-être que l'accès est maintenant inaccessible.

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« Calmez-vous, disait le Premier Technicien, on a encore le temps, on reviendra demain. » Mais l'homme au costume gris ne semblait pas l'entendre. « Si tout le monde se repose, on aura plus de chances d'y arriver demain. C'est inutile aujourd'hui, vous en demandez trop à mes hommes ». Le Premier Technicien devait crier ses paroles pour avoir une chance de se faire entendre, l'homme au costume gris devait lui aussi s'y résoudre. « Non, on est trop près, on peut pas arrêter maintenant, il faut continuer. » Il était comme en transe, l'homme qui avant de pénétrer dans ce tunnel portait un costume blanc, la poussière l'avait recoloré. Le coeur des machines était juste à leurs côtés, si bien que le bruit était presque insoutenable. Devant, il y avait des hommes armés de pioches et la Foreuse, pleine de convulsions, qui s'acharnait sur la paroi récalcitrante. Le Premier Technicien avait abandonné, il oublia ses griefs, du moment qu'il se trouvait ailleurs que collé contre les pétarades des machines. L'homme au costume blanc-gris, lui, était extatique : c'était encore un enfant et c'était parce qu'il voulait que la paroi fut vaincue que des dizaines d'ouvriers devraient se passer de sommeil, pour cette nuit comme pour toutes les nuits de la semaine. Mais cette fois-ci il en était sûr, il allait céder, le mur allait céder, et enfin, son rêve - un de ses rêves - deviendrait réalité.
Quelques heures plus tard, alors que le jour nuançait la nuit, loin au-dessus de leurs têtes, ils parvinrent enfin à ouvrir une brèche. Le mur était vaincu, l'expédition était un succès, le sacre de Maroine Dhong et de l'Administration qui l'avait mandaté, était en marche.

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Les deux protagonistes, suivis d'un Voleur à l'aise même sur la terre ferme, arrivent à l'entrepôt. Le soleil est déjà haut, bien au-delà de l'Anthracite, mais ils ne le regardent pas, ils s'engouffrent dans ce cétacé de pierres et de tôles. Ils doivent descendre durant de longues minutes, les escaliers ne semblent faire rien d'autre que tourner sur eux-mêmes, mais le Grand Exploreur sait ce qu'il fait, il se rappelle, même si tout est déjà loin. Une fois au bout des escaliers en fer, il faut retrouver le chemin du tunnel. Le Grand Exploreur presse le bouton de l'éclairage mais rien n'arrive et l'invisibilité demeure. Ils doivent donc se déplacer à tâtons, guidés par les intuitions de celui qui s'était un jour trouvé en ces lieux en costume blanc, puis gris. Le Grand Exploreur essaie de se souvenir et suit les directives de sa mémoire. Après d'infinis essais infructueux, ils parviennent à atteindre le bout : le début du tunnel. Ils s'installent tous trois dans un des wagonnets et le Grand Exploreur enclenche le démarreur mais le panier de fer reste solidement amarré à son rail. « Le courant est coupé partout. », dit le Grand Exploreur, mais tout le monde l'avait déjà compris. Le Grand Exploreur a besoin de réfléchir pour savoir comment avancer. Ils ne peuvent pas marcher, car même si la lumière émet depuis l'autre extrémité, la distance est bien trop importante. C'est le colosse, assis à l'arrière du wagonnet, qui trouve la solution. Ses bras, ses ailes, commencent à battre l'air à nouveau, et le panier de fer tremble. Alors, le Grand Exploreur comprend et il installe le Voleur à l'avant, lui et le matelot s'assoient derrière lui. Il remue les bras, les ailes, à nouveau et le wagonnet se remet à bouger. Il insiste, et le panier de fer prend de la vitesse, lentement, progressivement. C'est le crawl du Voleur qui permet au wagonnet d'avancer. Bientôt, ils prennent de la vitesse, et le colosse peut arrêter son moulinet : le wagonnet garde l'allure, le tunnel est en pente. « Dans peu de temps, dit le Grand Exploreur, nous serons de l'autre côté. »

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Ca y était : cet « autre côté », qui leur tendait les bras depuis le début des travaux venait enfin d'être atteint. La brèche s'agrandit, puis s'agrandit encore un peu, jusqu'à ce qu'un homme put le traverser. Le premier à le faire, et c'était bien logique, fut Maroine Dhong. Lorsqu'il fut de l'autre côté, une ou deux figures se présentèrent devant lui, ni hostiles ni amicales : la surprise était leur seule expression.
Plus tard, Maroine Dhong et son équipe furent reçus au palais présidentiel de ce pays, un nouveau monde, une nouvelle découverte pour l'Exploreur. L'entretien fut bref et une cérémonie fut organisée en l'honneur des nouveaux arrivants. Elle fut brève mais belle.
Quelques jours plus tard, des ambassadeurs de Scandinavie arrivèrent et signèrent des traités avec le nouveau pays : le pays des Esthètes. C'est dans un pays en fête que se déroula par la suite l'intronisation de Maroine Dhong. Une remise de couronne fut organisée, les feux d'artifices rythmèrent la soirée et Maroine Dhong reçut le titre de résident d'honneur au pays des Esthètes ainsi que celui de Grand Exploreur.

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Lorsque les trois protagonistes se retrouvent de l'autre côté, lorsque le pays des Esthètes les accueille, la Guerre est déjà commencée de l'autre côté et les Esthètes eux-mêmes sont en panique. C'est cette panique qui permet au Grand Exploreur d'accéder plus rapidement au palais présidentiel. C'est là qu'il y retrouve le président. Il n'y va pas par quatre chemins et lui demande, en sa qualité de Grand Exploreur, l'utilisation immédiate du Vaisseau. Le président semble circonspect, il jette un oeil au matelot et au colosse, puis il s'entretient avec ses conseillers. De toute façon, il n'a pas beaucoup de choix : c'est la Guerre désormais, même si personne ne sait vraiment ce que cela signifie. Finalement, le président autorise le Grand Exploreur à faire comme il l'entend, car il sait pertinemment que ce sera dans l'intérêt des Esthètes, de Scandinavie et du monde.
Les deux protagonistes, une nouvelle fois sur le dos du Voleur, se rendent au Mont des Sciences. Le colosse est rapide, ils arrivent en un rien de temps. Cette fois-ci c'est sûr, le voyage touche à sa fin : il n'y aura plus de retour en arrière. Ils se posent avec fracas sur la plate-forme du sommet, le colosse trébuche et les protagonistes tombent sur le sol marmoréen. Le Voleur rentre dans sa phase d'apprentissage, pense le Grand Exploreur, bientôt, il ne pourra plus que planer avant même de tomber comme une pierre. Mais ils n'ont pas le temps, les protagonistes, pour de telles pensées. La Guerre elle-même est aux portes des Esthètes. Le Grand Exploreur montre son autorisation au gérant du Mont des Sciences, il ne lui en faut pas tant, la réputation du Grand Exploreur est telle que tout le monde ferait n'importe quoi pour lui. La plate-forme s'ouvre, sur les ordres de Maroine Dhong et la proue du vaisseau monte lentement, à la verticale : le Mont des Sciences grandit de quelques mètres sous les yeux des protagonistes. Le Grand Exploreur explique au matelot comment fonctionne l'engin, après tout, c'est lui qui l'a conçu. A la base de la montagne, la Guerre déjà, arrive et menace le vaisseau. « Nous n'avons pas de temps à perdre, les Oiseaux veulent le vaisseau. Il faut que tu partes maintenant. » Le matelot acquiesce, il fait ses adieux au Grand Exploreur ainsi qu'au Voleur et il s'installe sur le pont du bateau de verre. On donne le signal, le vaisseau s'élève et se dissocie de la montagne. Le Grand Exploreur fait un signe bref de la main et se remet sur le dos du Voleur. Les deux compagnons se jettent dans le vide, le matelot ne sait pas ce qu'ils vont faire, désormais. Retourner à Scandinavie ? A Angwai-Ni-Tze, retrouver la tombe ? Peut-être même les deux. Mais ce ne sont désormais plus les affaires du matelot, non. Désormais, alors que le bateau de verre prend de la vitesse et que les Oiseaux sont distancés, le matelot s'envole vers l'Univers, à la recherche de l'instant où la réalité s'effrite. Le Grand Exploreur lui a dit durant leur traversée du tunnel : « Cet instant-là, il n'est visible qu'au bout de l'Univers. Cherche le bout de l'univers, trouve dans tes souvenirs la réalité et tu trouveras. » Alors le matelot se souvient des morts dans la Nécropole, de Rosalina partie dans le Monde, du Grand Exploreur et de leur périple, du Voleur et des autres : les Oiseaux, les Esthètes et Scandinavie. Personne ne sait combien de temps le voyage peut durer, peut-être même ne finira-t-il jamais, mais ça, le matelot s'en moque. Alors que le bateau de verre pénètre dans le noir Espace, ses pensées s'emballent et se taisent à la fois. Les souvenirs se mélangent, les temps se mélangent : présent, passé et, désormais, infini...

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S'asseoir sur le pont d'un bateau de verre et attendre encore et encore que la fin rencontre le vaisseau. S'asseoir et imaginer un monde qui n'est pas, des personnages et des histoires intemporelles. S'asseoir, s'allonger, s'endormir et peut-être rêver, rêver de souvenirs, réels ou irréels, qui prennent la forme de films projetés sur l'écran immense de l'Univers. S'asseoir sur le pont d'un bateau de verre, contempler le soleil dans les voiles translucides du navire et penser : l'instant où la réalité s'effrite est là. Est-ce le bout de l'univers ? Peu importe finalement.

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