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Nouvelles : Embauche

Jamais Nathan n'avait vu un jury aussi peu avenant. Les trois vieilles qui le composaient auraient été plus à leur place dans un salon de thé à radoter sur le temps où elles étaient encore belles, désirables, et passaient leur temps à compléter leur collection d'amants. Il était sûr que ça avait été leur sujet préféré. Comment elles avaient atterri là, il n'en savait rien, et, à vrai dire, il ne voulait pas le savoir.
Je suppose que pour un job pareil, ils ont dû avoir du mal à trouver un jury... Des candidats aussi, d'ailleurs.
D'après ce qu'il avait pu voir, ils ne devaient pas être plus d'une dizaine, aujourd'hui. Mais ça ne voulait rien dire. Ses professeurs ne lui avaient pas caché que le trio infernal qui se tenait devant lui n'aimait rien tant que recaler les élèves. Sans le montrer, il prit une profonde inspiration. Il était aussi compétent qu'un autre. Plus, sans doute. N'eut été la conjoncture, il n'aurait pas atterri dans cette salle d'examens minable. Il était fait pour un poste à responsabilités, il le savait.
Perdu dans ses pensées, il faillit ne pas prêter attention à la première question. Il revint à la réalité juste à temps.
- Je suppose que vous avez un projet précis, en briguant ce poste ?
Il avait repéré celle qui venait de lui parler dès son entrée dans la pièce. A vrai dire, il aurait difficilement pu faire autrement. Son tailleur vert et sa silhouette lui donnaient l'aspect d'une pomme pas encore mûre. Une grosse pomme, alors.
Nathan écarta légèrement les mains ("Toujours montrer que tu es ouvert à la communication, Nathan. Toujours."), et commença d'une voix humble mais puissante :
- J'ai effectivement plusieurs objectifs, comme je l'ai indiqué dans mon dossier. Tout d'abord, j'entamerai une période d'observation dans l'entreprise afin de déceler des dysfonctionnements éventuels...
Il ne put aller plus loin. Un gloussement, très voisin de la vidange d'un évier, l'interrompit. Celle-là était habillée en jaune pâle. Sèche. Danger numéro un, pensa aussitôt Nathan.
- Mon cher, cette entreprise fonctionne depuis un nombre incalculable d'années. Pensez-vous qu'elle ne puisse pas se débrouiller toute seule ?
Piège classique. Nathan esquiva avec grâce :
- C'est pour cela que je parlais de dysfonctionnements éventuels, fit-il avec une pointe d'insolence distinguée. Qui plus est, je ne doute pas qu'un regard extérieur pourrait constituer un atout intéressant...
- Et pourquoi le vôtre ?
Voix encombrée de scories graisseuses, mais pas particulièrement désagréable. La dernière tête du trio avait parlé. Toute de bleu vêtue, l'examinatrice semblait sur le point de succomber à une attaque à chaque instant.
- S'il m'est permis d'exprimer un avis quant à l'entreprise que je souhaite intégrer, il me semble qu'elle manque d'un certain dynamisme que je pense pouvoir lui apporter.
La pomme ôta ses lunettes et fixa le candidat avec un soupçon de sympathie navrée. Ca pouvait être bon, comme ça pouvait être le signe d'une catastrophe imminente.
- Jeune homme. Laissez-nous vous confier que, dans ce genre de structures, il est très difficile de garder une position extérieure. Vous finissez toujours par être assimilé, si je puis m'exprimer ainsi. Nous avons parcouru votre dossier de très près. Ne surestimez-vous pas quelque peu vos capacités et l'étendue de votre projet ?
C'était maintenant ou jamais, songea Nathan. La porte lui était grande ouverte, il s'agissait de briller. Il s'étonna d'ailleurs d'un tel mouvement de la part de ce jury.
- Je ne désire rien d'autre que le succès de cette affaire. Bien sûr, il existe des centaines d'établissements comme celui pour lequel j'ai déposé ma candidature. Toutefois, le potentiel de celui-ci est réel, et je suis sûr que ses dirigeants en sont conscients. Mais il leur faut du sang neuf pour mener à bien leur projet...
Il devenait trop tribun. Ca avait pourtant l'air de leur plaire. La jaune griffonnait à toute vitesse sur un carnet, en hochant la tête de temps à autre.
- Je suis bien conscient que l'on ne peut faire tourner les rouages d'une telle machinerie dans l'autre sens du jour au lendemain, reprit-il. Je ne m'y emploierai donc pas dans l'immédiat. Il faut avant tout préserver l'entreprise telle qu'elle est et la solidifier. Vous avez évoqué, fort justement, le grand âge de cette société. Mais elle est loin d'être la seule dans son cas. Et comme beaucoup d'autres, elle est actuellement en déséquilibre. Je ne tiens pas à travailler dans une structure instable. Mon premier projet serait de renforcer la communication à l'interne.
- Et comment comptez-vous vous y prendre ? lâcha l'apoplectique avec effort.
Parfait. Nathan attendit quelques secondes, les yeux baissés comme pour rassembler ses idées qui ne demandaient en réalité qu'à sortir.
- C'est là que mon rôle éventuel prendrait toute son importance. L'arrivée d'un nouvel élément dans un groupe amène toujours les gens à se regrouper autour. A partir de là, en jouant sur les affinités et les centres d'intérêt de l'équipe, je suis certain de pouvoir solidifier les fondations de cette entreprise. Une meilleure ambiance est forcément gage de meilleure productivité, ce ne sont pas les exemples qui manquent.
- Je vois, reprit Mrs Granny Smith. C'est un premier objectif tout à fait raisonnable. Et par la suite ?
- Eh bien... m'intégrer de mon mieux, suivant les désirs de mes supérieurs. Je ne vous cache pas qu'il me faudra attendre de connaître concrètement mon affectation pour agir.
- Evidemment, murmura l'une d'elle, sans qu'il parvienne à déterminer laquelle.
- Merci beaucoup, lança finalement la psychopathe bouton d'or. Veuillez attendre un instant, que nous délibérions.
Nathan ne put se retenir de hausser les sourcils. Elles délibéraient maintenant, devant lui ?
Alors c'était ça.
Surtout ne pas montrer son angoisse. Il devait absolument se focaliser sur autre chose. Elles l'épiaient. Pour preuve, seule la pomme et la jaune parlait, tandis que l'autre continuait de le fixer. L'examen n'était pas encore fini. Nathan rassembla ses quelques feuilles de notes et fit mine de les compulser. Ses mains. Il fallait que ses mains cessent de trembler. Il les posa bien à plat sur le bureau bancal. Elles adhérèrent légèrement à la surface rugueuse. L'angoisse lui donnait toujours les mains moites. Du calme. Du calme. Du calme.
- Excusez-moi, jeune homme ?
Lever la tête. Lentement. Ne pas sourire, surtout.
- Votre dossier est brillant et votre manière d'exposer vos projets véritablement ingénieuse. Nous regrettons cependant un certain manque d'originalité dans vos propos.
Le coeur de Nathan s'arrêta de battre.
- N'hésitez pas à être plus audacieux une fois dans l'entreprise. Ils n'attendent que cela.
Non. Ne souris pas là non plus. Reste calme. Heureux mais serein.
- Vous recevrez votre diplôme et votre date d'affectation dans le courant de la prochaine quinzaine. Au revoir.
Nathan articula un "au revoir" à peine audible, se leva, et, les jambes flageolantes, se dirigea vers la sortie.
Le jury resta quelques secondes sans mot dire. Puis, les épaules de celle qui était habillée en jaune commencèrent à tressauter. La bleue laissa échapper un petit soupir saccadé. Ce fut la dernière qui se mit à rire franchement.
- Le pauvre poussin !
- Vous avez vu comme il était tendu ?
- Pas de doute, on a encore ajouté une ligne à notre légende !
La fiche de Nathan était posée devant elles. Il n'y avait plus qu'à la tamponner.
- Et voilà, c'est fait pour les Everrat.
- Et si un jour ça se savait ?
- Que nous prenons tous les candidats ? Allons. De toutes façons, je ne connais pas grand monde qui accepterait ce boulot.
- Moi je me laisserais bien tenter...
- Et tu nous lâcherais ?
- Vu comme ça... Bien sûr que non !
Les trois vieilles dames se sentaient d'excellente humeur quand elles firent entrer la personne suivante, une petite blonde effacée.

- D'accord. Oui. Alors ça te plaît ? J'aurais préféré te l'annoncer autrement que par téléphone mais ça m'est venu d'un seul coup ! Ca ne te dérange pas que je l'aie choisi toute seule ?
Elle rit.
- Mais on ne t'en voudra pas de rentrer plus tôt ? Je vois. Oui, à tout à l'heure.
Béatrice Everrat coupa son portable, le sourire aux lèvres. Elle ne s'était pas sentie aussi heureuse depuis le début de son mariage. Elle avait l'impression d'être transportée deux ans auparavant. Julien était d'un seul coup redevenu doux et attentionné. Bien sûr, il y avait une raison à cela, mais quelque chose d'autre que son optimisme lui soufflait que la situation durerait. Elle était heureuse.
La radio diffusait une chanson de Louis Armstrong. Béatrice passa à la cuisine et se prépara une tasse de thé. Pendant que l'eau chauffait, elle baissa les yeux sur son ventre joliment arrondi.
- Merci à toi, Nathan.

Jalk

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