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Nouvelles : Inattention

Ariane se glissa dans sa 206 grise et mit le contact. Vu le prix qu'elle l'avait payée, elle ne comprenait toujours pas pourquoi les gens s'obstinaient à appeler ça une "voiture d'étudiant". Ce n'était qu'un exemple parmi d'autres de ces expressions toutes faites qu'elle trouvait parfaitement stupides.
Je ne suis vraiment pas en phase avec le monde.
Elle eut un sourire. Ses amis ne cessaient pas de le lui reprocher :
- Fais un peu attention, ça finira par te jouer des tours.
Même son patron lui avait un jour fait remarquer son manque de concentration. Ca avait été la seule fois où elle y avait prêté attention.
Bah, pour le moment, tout se passait bien. Enfin, à ce niveau-là, "bien" commençait à relever de l'euphémisme. En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, elle avait gravi les échelons de l'énorme boîte qu'elle avait intégrée, évitant avec adresse les écueils innombrables qui se dressaient sur sa route : machisme, xénophobie, jalousie... Et puis, il fallait avouer que les missions sur le terrain l'avaient toujours motivée. C'est sans doute pour cela qu'elle s'était fait remarquer. Ariane était toujours prête à se lancer dans une affaire, aussi risquée qu'elle puisse paraître, du moment qu'elle avait l'occasion de rencontrer directement ses clients. Plus qu'un jeu, elle s'était aperçue que les joutes oratoires auxquelles elle se livrait avec les gens étaient devenues un besoin. Ce n'est qu'alors qu'elle se sentait libre. Les sensations qu'elle éprouvait alors, pensa-t-elle, devaient s'apparenter à ce que ressent le pilote de F1 en train de négocier un virage serré ou un joueur d'échec laissant une ouverture à son adversaire : une prise de risque constant, mais qui, soigneusement contrôlée, lui ouvrait toutes les portes.
Sortant de sa rêverie, elle pila devant le numéro 6 de la rue d'Artois. Les places de parking étaient rares aux alentours, et elle dut se résoudre à perdre près de dix minutes, le temps d'exécuter un créneau plus que laborieux. Aucune importance.
Un coup d'oeil dans le rétroviseur pour vérifier son brushing, un rapide mouvement de la main pour défroisser sa robe rouge, et elle se dirigea vers la petite maison où elle avait rendez-vous. Elle actionna le petit heurtoir de bronze fixé à la porte de bois. Ce genre de gadget était décidément revenu à la mode. Ridicule. Ca devait finir par rouiller, et frapper comme ça devait donner l'impression aux occupants de l'endroit qu'on tentait d'enfoncer la porte à coups de bélier. Enfin...
L'homme qui lui ouvrit était un peu plus grand que dans son souvenir. Il avait également l'air plus tendu. Lors de leur premier entretien, elle l'avait même trouvé légèrement insolent. Ses pensées soigneusement dissimulées derrière un sourire à damner un saint, elle tendit la main.
- Heureuse de vous revoir, M. Decas.
- Moi aussi, mademoiselle. Vous êtes très ponctuelle.
- C'est mon métier.
Intérieurement, elle bénit le hasard qui avait voulu qu'elle arrive à ce moment-là.
- Nous allons passer au salon pour discuter du reste, si vous voulez bien...
Elle eut un petit hochement de tête et suivit son hôte à travers un couloir sombre et bas de plafond. Une maison d'époque, visiblement, et laborieusement rénovée. Pas vraiment agréable. Le salon était à peine plus clair. Pas étonnant que son client ait une tête de déterré. Celui-ci s'éclaircit laborieusement la gorge.
- Voilà, je... Je me demande toujours si c'est une bonne idée.
Typique. Ariane ne s'affola pas.
- Je croyais que nous en avions déjà parlé.
- Tout de même, c'est un placement horriblement cher.
Bien, il fallait la jouer intime. Ariane prit place sur une chaise qui craqua horriblement sous son poids pourtant réduit.
- Ecoutez, je vais vous parler franchement. Je dois vous dire qu'à votre place, j'aurais également des réserves. Mais vous vous rendez tout de même compte de ce que cela implique comme avantage.
- C'est plutôt risqué, tout de même...
L'agente leva une main pour lui imposer le silence. Il ne fallait surtout pas qu'il parle. Il se convaincrait lui-même et tout serait un recommencer.
- J'en suis parfaitement consciente, monsieur Decas. Toutefois, je crois que, dans la situation actuelle...
- Je n'ai plus vraiment le choix ? Je connais ma situation, vous savez. Et être poursuivi est la dernière chose que je veux...
- Allons allons, du calme. Ce que je veux dire, c'est que je ne suis pas venue ici pour profiter de votre détresse. Ma seule envie est de vous aider.
Elle ouvrit ses yeux verts un peu plus grand. Pas trop. A mi-chemin entre la gentillesse et la niaiserie. Ariane savait que ce regard là fonctionnait parfaitement avec les vieux. Il leur rappelait à quel point ils étaient supérieurs.
- Bien sûr, nous sommes une entreprise, et pas un organisme de charité, reprit-elle après quelques secondes. Et nous ne pouvons pas subsister sans payement. Mais je ne crois pas me tromper en disant que ces fonds nous permettent de continuer à fournir facilement et chaque jour un service de qualité. Vous vous en rendrez d'ailleurs compte si vous acceptez notre offre.
Elle recula légèrement et appuya son dos contre le dossier de la chaise, coupant ainsi la conversation. L'autre ouvrit faiblement la bouche.
- Vous me garantissez que vos services seront bien tous ceux mentionnés dans le dossier ?
- Bien évidemment, cher monsieur ! s'exclama Ariane avec une pointe de véhémence, feignant presque l'indignation. Nous n'existons que pour satisfaire les clients ! Je donnerai immédiatement ma démission si vous pouviez prendre cette offre en défaut.
Le coup porta. Le vieux leva la tête vers le plafond, affectant de réfléchir. Mais Ariane savait que c'était gagné. Elle en éprouva presque de la déception.
Type 2, dit "baudruche", nota-t-elle mentalement. Apparemment dur à convaincre, mais se dégonfle dès que l'on sort l'artillerie.
Comme elle s'y attendait, Decas eut un sourire tremblotant et dit :
- Très bien, si vous me donnez de telles garanties... Je suppose que vous avez le contrat ici ?
Affectant la négligence, Ariane sortit l'épais document d'une petite mallette de cuir. Quelques secondes plus tard, le vieux y apposait sa signature.

- C'est une affaire qui marche !
Une fois dehors, l'agente jeta un coup d'oeil à sa montre. Près de deux heures avant le prochain rendez-vous. Elle avait largement le temps de rentrez chez elle et se reposer un peu. Qui plus est, elle pourrait s'avancer dans le rapport qu'elle présenterait à l'assemblée le lendemain soir.
Après s'être douchée, elle se rendit compte que son appartement était dans le désordre le plus complet. Prise d'un agacement subit, elle se mit à mettre "un peu" d'ordre. Ce n'est qu'alors qu'elle vidait l'intégralité de son troisième placard que son rendez-vous lui revint en mémoire. Ariane se changea aussi vite qu'elle pût, sortit de chez elle, et sauta dans sa voiture. Après avoir plus ou moins enfreint la totalité du Code de la Route, elle parvint à destination. Viviane Reneil consultait l'agence pour la première fois, d'après ce qu'Ariane avait lu du dossier tout en conduisant. Elle semblait même ignorer à qui elle s'adressait véritablement. Elle était simplement veuve, cupide et à bout de ressources. Il allait falloir agir avec doigté et l'agente n'avait strictement rien préparé.
Bah, rien ne vaut l'improvisation et le naturel dans des situations délicates.
L'appartement de Mme Reneil était au quatrième étage d'un immeuble de banlieue. Personne dans la cour, ni même dans l'escalier.
- Quelle ambiance...
La sonnette était cassée, et Ariane dut frapper plusieurs fois avant qu'on vienne lui ouvrir. Excédée, elle parvint tout de même à sortir son plus beau sourire au visage renfrogné qui lui faisait face.
- Mme Reneil ? Je fais partie de l'agence des...
C'est à ce moment que Viviane Reneil se mit à hurler.

- Je vous jure que je ne l'ai pas fait exprès !
- Encore heureux !
Le patron fulminait.
- Je vous l'avais dit, Ariane. Votre manque d'attention est votre pire ennemi ! Eh bien voilà, on y est !
- Je suis désolée...
- Vous pouvez !
Il se passa une main sur le front.
- Enfin, de toute façon, ça ne portera pas vraiment à conséquences. C'est déjà arrivé plus d'une fois. Vous allez rentrer chez vous et demain, à la première heure, vous serez au bureau. Si vos états de service n'étaient pas si brillants, je vous aurais muté sur le champ... Alors à l'avenir, faites attention, si vous ne voulez pas vous retrouver à la chaudière !
Penaude, Ariane regagna sa demeure. Une fois rentrée, elle se contempla dans le miroir et adressa une grimace à son reflet :
Je suis sûre qu'elle ne se serait rendue compte de rien pour la queue si je n'avais pas oublié de faire disparaître les cornes...

Jalk

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