banniere

Retour

Nouvelles : Entretien avec Cassandra Williams

1er jour

Glacé, contre le mur, je l'observe ouvertement. Le voilà qui tourne en rond depuis plusieurs minutes maintenant. Qu'est-ce qu'il attend ? Il continue de bouger, avec le calme énergique que je lui connais. La musique se diffuse limpidement dans toute la pièce et s'échappe timidement par la fenêtre entrouverte. La décoration est simple, des affiches, une tapisserie sobre et des meubles discrets et peu nombreux. A dire vrai, on se croirait dans une chambre d'hôtel : un lit une place, un petit bureau (celui-là même qui se trouve juste sous mon nez), des étagères bourrées à craquer et c'est tout. Après tout, il n'a besoin de rien d'autre, surtout ce soir. Il continue de s'agiter dans la pièce exiguë. Serge continue de s'agiter. Il se déhanche, chemise ouverte sur un disque de David Bowie « Let's Dance ». Après tout, ni Dieu, ni lui-même ne savent pourquoi mais Serge écrit toujours chemise ouverte, voire torse nu quand il fait très chaud. Je crois qu'il a pris cette habitude avant même de me connaître mais je n'en suis pas sûr. Tandis qu'il s'approche de moi je vois ses mains trembler de plus en plus. Il colle presque son visage contre le mien et je peux voir sa très fine barbe de quelques jours seulement, ses cheveux blonds en pagaille et sa cicatrice près de l'arcade sourcilière droite. Il transpire, plus que d'habitude, il sait que ce soir va être le Grand Soir. Il allume une cigarette, puis l'éteint dans la même minute. Pas le temps de fumer, elle arrive, elle est là, elle entre. Non. Elle apparaît.
« Bonsoir, très cher », lui lance-t-elle avec son accent « so british » si prononcé. Elle, dans sa robe noire de diva lui dépose un doux baiser sur la joue, la gauche, et s'assoit devant son bureau, modeste et authentique.
Lui aussi s'assoit, en face d'elle bien entendu. Il est bien coiffé, porte un costume d'une blancheur irréelle et prend son stylo plume dans la main. Penché vers moi il la regarde. Penché vers elle il me regarde. Quand il me fixe c'est elle qui apparaît. Je ne suis, avec lui, qu'un témoin authentique de sa folle nuit d'été.
Bien sûr il a tout préparé, ses notes s'amoncellent juste sous ses yeux de façon à ce qu'il puisse les consulter quand bon lui semble. Sur ces simples feuillets se trouve la vie de la star, rien de moins. Il la regarde, droit dans ses grands yeux verts et voit tout ce qu'il a toujours souhaité voir. Il a attendu ce moment des mois, des années sans doute. Armé de son stylo plume à encre noire déjà usagé, il débute, tout commence ici.

« Vous êtes très belle Mme Williams, je tenais à vous le dire avant toute chose.

« Merci jeune homme, vous n'êtes pas mal non plus. »

Contre toute attente, elle saisit la main de son interlocuteur et y dépose un baiser tendre, qui effleure seulement la peau de Serge. Etonné mais pas surpris Serge penche lentement la tête, comme pour remercier la seule personne au monde capable d'effectuer ce genre de geste auquel on ne s'attend pas. Elle, c'est Cassandra Williams. La grande. L'unique. Celle pour qui tout commence. Enveloppée dans sa robe sombre elle semble sortie d'un de ses films mais c'est bien elle.

« - J'ai commencé par être un comédien avant d'être une femme. C'est une phrase de vous.

- Vraiment ? Je n'en ai pas le moindre souvenir... Quand est-ce que j'ai dit ça ?

- Il y a onze ans, pour un magazine allemand. C'était une allusion à ce rôle pour « Don Juan » je suppose.

- Oui, bien entendu. Je vois où vous voulez en venir. On me parle rarement de Don Juan soit dit en passant. C'est dommage, mais je n'étais pas connue à l'époque. C'était même avant la guerre et les choses n'étaient pas comme aujourd'hui. Une gamine de dix-sept ans qui joue un rôle d'homme dans un théâtre de province, autant être honnête, tout le monde s'en fichait. J'avais auditionné pour le rôle de Dona Elvire, bien entendu, en première intention. Je n'appréciais pas le personnage, mais peu m'importait, surtout à l'époque. Mais je n'ai pas été prise. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être mon dégoût du personnage se ressentait dans mon jeu... Peut-être, tout simplement, que je n'étais pas au niveau des autres actrices, que je n'étais pas bonne. Le metteur en scène ne m'a jamais dit pourquoi en tous les cas. Au lieu de ça il m'a proposé de répéter le rôle de Don Juan. Là encore, je ne sais pas pourquoi il l'a fait. Est-ce qu'il le prévoyait depuis le départ ? Je n'ai pas osé l'interroger à ce sujet. Vincent, je parle de Vincent Danquin, le metteur en scène, était quelqu'un de très réservé, presque taciturne. Il ne nous disait par exemple presque rien sur la façon de jouer le personnage, quelle vision il voulait donner de l'oeuvre. Pour un premier « grand » rôle c'était quelque peu déconcertant, mais avec le recul cela me paraît surtout être une énorme expérience. Enfin, toujours est-il qu'il m'a offert ce rôle, sur un plateau comme on dit. Je n'ai eu qu'à lui jouer quelques scènes et il était partant, à condition bien sur « que je me fasse raser cette horreur » (il parlait de mes cheveux), même à ses frais s'il le fallait. Bien entendu j'ai répondu oui, qu'est-ce que vous voulez répondre dans ce genre de cas ? Et je me suis fait couper les cheveux, très court, si bien que j'étais souvent pris pour un homme. Cela entraînait bien sur bon nombre de situations comiques, pour moi en tout cas, mais mon entourage n'appréciait pas vraiment. Je n'avais quitté l'Angleterre que depuis un an seulement et, même si je faisais un grand nombre des tâches ménagères, mon oncle et ma tante, chez qui je vivais à l'époque, ne trouvaient pas de très bon goût toutes mes « expériences de jeunesse », alors les cheveux courts, c'était vraiment la goutte d'eau, comme disent les Français.
Mais, mon entourage et ma famille mis à part (ce qui était en fait la même chose maintenant que j'y pense), les autres personnes que je rencontrais me prenaient toutes pour un homme. J'allais répéter le rôle de Don Juan habillé en homme après tout, Vincent l'exigeait. Puis, avec le temps, j'ai décidé de garder ce costume tout le temps, et les gens n'y voyaient que du feu. Il était alors intéressant d'observer les hommes en tant que « agent double ». Je parlais avec eux, je riais à leurs plaisanteries, je buvais, je mangeais et je rotais avec eux mais en même temps je ne cessais d'analyser la gente masculine intérieurement. Ces quelques mois furent sans doutes les plus inattendus de toute ma vie, mais pas les plus drôles.
Vincent était peut être souvent muet sur le bord de la scène, mais ça ne l'empêchait pas d'être sévère. Parfois, il piquait de réelles crises de nerfs et se mettait à crier des mots incompréhensibles (je ne pense d'ailleurs pas qu'ils étaient en français vu que je n'étais pas la seule à ne pas les comprendre). Parfois aussi, il quittait simplement le théâtre et ne revenait que le lendemain. Mais jamais il ne disait ce qu'il voulait, ce qu'il souhaitait voir, ce qu'il avait envie que l'on fasse mieux ou pas du tout. »

Soudain Serge détourne les yeux de ceux de Cassandra et reste immobile quelques secondes, le nez en l'air, sans rien dire. Puis il se lève, se remet à faire les cent pas. Cassandra ne parle plus, elle ne bouge plus, peut-être même n'est-elle plus là. Serge plonge son regard en moi. Je réfléchis. Ca ne va pas, se dit-il alors, ça ne va pas du tout même ! Tandis qu'il enlève sa chemise, Cassandra revient, jette un bref coup d'oeil de mon côté et enlace chaleureusement le propriétaire du stylo plume à encre noire, par l'arrière, si bien qu'il ne peut la voir directement. Alors, seulement, ses yeux se portent de nouveau vers moi. Je suis l'intermédiaire entre lui et elle.

« - What do you want to do right now, Serge, mon chéri ?, lui demande-t-elle.

- Je ne sais pas. Je ne sais plus.

- On pourrait peut être s'y remettre doucement, ça va venir.
Elle continue alors en lui caressant délicatement le haut du torse.

- Je veux bien qu'on fasse un autre essai, mais c'est le dernier pour aujourd'hui.

- Merci mon amour. »

Calmement, Serge se rassoit et reprend son stylo à plume noir. Il ne me regarde plus.

« - Les conditions de répétitions n'étaient pas non plus idéales. C'était l'hiver et le théâtre n'était bien sûr pas chauffé. Au final ces quelques semaines de répétitions ont été plus apocalyptiques qu'autre chose. Si j'avais été une personne normale, cela m'aurait sans aucun doute dégoûté du métier, mais j'étais moi, alors ça m'a plutôt motivée.

- Vous vous êtes ensuite produite dans ce théâtre pendant trois semaines. La critique locale fut assassine, sans doute à raison, et le bilan, tant commercial qu'artistique s'avéra finalement un véritable fiasco. »

Cassandra s'esclaffe alors sans retenue, prenant à peine le temps de respirer entre deux « ah ah ah ah » et manquant même de s'étaler sur le bureau où siégeait le stylo à plume noir.

« - Oui c'est vrai, la représentation fut un échec complet. La mise en scène n'était pas bonne, le jeu des acteurs, le mien compris, n'étaient pas bons, et la vision de Vincent était complètement erronée puisqu'il n'en avait pas vraiment. Donc, oui, ce fut un fiasco absolu. Mais tout échec est utile pour la suite, vous ne pensez pas ?

- Sans doute. Il est plus facile de le prendre dans ce sens c'est sûr. D'autant plus qu'il est impossible de ne pas connaître l'échec. Dans l'intérêt de tous, il est donc préférable de tenir ce genre de discours.

- Je crains de ne pas vous suivre...

- Vous ne pouvez pas dire cela.

- Pardon ?

- Cette réplique. Vous ne pouvez pas l'exprimer. C'est tout simplement impossible. Vous êtes Cassandra Williams ! Vous n'avez pas le droit d'être un échec ! »

Serge envoie tous les papiers qu'il avait alors sous le nez à ses pieds et continue de hurler. Il me hurle dessus mais je sais que ce n'est pas contre moi qu'il est en colère, alors je ne fais rien. Ou plutôt si, je fais ce qu'il veut que je fasse. Je réfléchis. Encore et toujours. Je ne fais que ça après tout.
Lorsque Serge dort, je réfléchis. Lorsque Serge se lève, lorsque Serge me regarde, lorsque Serge mange ou lit ou pense ou écrit ou dort encore, je réfléchis, toujours, ce genre de chose ne connaît pas de fin. Alors, je m'exécute. Simplement.
Serge a laissé le stylo plume à encre noire de côté et s'est remis à écrire au crayon dans son carnet vert et gris. Il ferme la fenêtre et remet sa chemise, mais ne la boutonne pas.

26 février à 18h49

Je n'en peux plus. Mes notes, mes recherches, tous mes efforts, quels qu'ils aient pu être, n'auront finalement servi à rien, ou si peu. J'ai débuté avec trois semaines de retard et j'ai l'impression que trois siècles supplémentaires ne me suffiront pas. Que puis-je faire ? Que dois-je faire ? Retourner dehors, prendre des notes, encore ? Mais à quoi ça sert ? Car elle est bien là, la vraie question. « A quoi ça sert ? ». De toute évidence, si je le savais, je ne poserais pas la question. J'espère trouver la réponse un jour, comme pour toutes les questions qui ne cessent de s'accumuler sur ces pages.
Et toi, Ruth, qu'en penses-tu ? Dois-je continuer ? Enfin, je dis ça, mais je sais très bien que je ne suis pas assez fou ou courageux pour laisser tomber ces mois de travail. J'ai reçu une lettre de Fanny ce matin. Je la soupçonne de sentir mes réticences vis-à-vis de tout cela. Peut être ne suis-je qu'affreusement paranoïaque. Comme tu le sais, je vois le mal partout. Mais il se cache partout, n'est-ce pas ? C'est toi-même qui le dis. Je ne sais plus quand exactement, je n'ai plus mes notes sous les yeux. Mais pour en revenir à la lettre de Fanny je dois avouer qu'elle m'a plutôt déconcerté. Après tout, même si elle m'a énormément soutenu lors des deux premières fois, je pensais honnêtement et objectivement qu'elle ne me suivrait pas sur le coup. Elle ne parlait même pas d'argent. Peut-être n'est-ce qu'un procédé quelconque pour m'inciter à aller plus vite. Je suis en retard sur le planning, tu n'as pas idée à quel point !
Fanny dit que le planning n'est pas important, et je serai bien le dernier à vouloir la contredire, mais merde à la fin ! Comment veux-tu que je parvienne à quoi que ce soit si on ne me met pas un peu de pression sur les épaules ? Alors quand même les gens qui sont sensés le faire ne le font pas, où est-ce qu'on en vient, tu peux me le dire, Ruth ? Et bien je vais te le dire, moi. Car, oui, au risque de te surprendre, ma chère, je sais. On en vient à un gigantesque autodafé. Tellement gigantesque que je serais placé en plein milieu ; au sommet d'une pyramide de livres sans pages !
Tu trouves que j'exagère, j'en suis certain, ce n'est même pas la peine de le nier. Je te connais trop bien. Peut-être que j'exagère, et alors, tu peux me dire ce que cela va changer ?
Je suis fatigué ce soir, même s'il est encore tôt. Je me dépêche.

Je me suis renseigné à propos de l'affaire Roland Marchal ce matin, mais le fait est que cela ne m'intéresse pas. On m'avait proposé quelque chose de génial, c'est comme ça qu'on m'avait parlé de l'affaire, et il s'est avéré que, encore une fois, c'était n'importe quoi. Finalement, ça ne me dérange pas. Je ne pense pas que j'aurais trouvé le temps de m'y occuper même si cela avait été passionnant. Cassandra Williams me prend tout mon temps, tu le sais. Je vais reprendre mes notes ce soir, soit dit en passant. Je vais tout reprendre et nous verrons demain. Je te montrerais, Ruth, ce que je vais faire de Cassandra. Cet entretien est tout ce qui me reste, personne ne pourra me l'enlever, même pas Cassandra elle-même, même pas Fanny ou même Ruth ou moi. Tu penses peut-être que c'est de la folie, que c'est n'importe quoi, mais je suis persuadé du contraire. Si cela ne marche pas ce soir c'est juste un petit problème, un léger problème. Je dois revoir mes notes, je te l'ai dit, et tout ira mieux. Je me dis aussi que c'est peut être ma faute. Peut-être que je ne pose pas les questions comme il faut, ou peut-être que ce ne sont pas les bonnes. Peut-être dois-je changer ma façon de faire ? Cassandra pourrait s'exprimer elle-même. Qu'en penses-tu Ruth ? Qu'en penses-tu Serge ? Qu'en penses-tu, toi qui m'observe toujours sans rien dire ? Est-ce que tu réfléchis encore ? C'est bien, continue ! Réfléchis encore et inspire-moi ! Je vais reprendre mes notes maintenant. Demain, sans doute, me réussira mieux qu'aujourd'hui...


Serge pose son crayon et son carnet vert et gris, comme toujours, dans son tiroir. Il ne se relit pas, comme toujours lorsqu'il écrit dans son carnet vert et gris et il ramasse soigneusement les feuilles qu'il avait laissé tomber précédemment.


2ème jour

Serge ouvre la porte. Serge ferme la porte. Il s'assoit, ouvre sa chemise. Le revoilà dans son costume blanc. Le même que la veille mais en différent, mais c'est toujours comme ça avec Serge.
Dehors, le soleil se couche, on peut le voir à travers la fenêtre de la chambre. Il fait sans doute froid, car celle-ci demeure close, contrairement à hier soir. Que fait Cassandra ? Seul Serge le sait. Qui sait combien de temps il faudra attendre, mais il est nécessaire, Serge ne cesse de le répéter. Alors il attend. J'attends. Tout le monde attend. Tout le monde attend la star. Enfin, la voilà ! Serge prend son stylo, son stylo noir à encre noire, usagé. C'est reparti.

Cassandra la grande, la divine, la belle, la talentueuse, nue, allongée sur le divan en cuir. Une cigarette à la main, elle tremble, elle respire difficilement. Son regard croise le mien, quelques instants seulement, puis elle le détourne avec dégoût. Cassandra la névrosée, comme nous tous après tout.

« - Cela ne vous dérange pas si je fume ?

- Non, bien sûr que non.

- Où en étions-nous déjà ? C'est idiot mais je ne m'en rappelle plus... Ce n'était qu'hier pourtant...

- La représentation. Don Juan. Le fiasco. Que s'est-il passé ensuite ?

- Nous sommes parti pour Munich. Nous, c'est bien sur moi et Eric. Eric, c'était mon amant de l'époque, je n'avais que dix-sept ans, certes, mais j'avais déjà fait quelques rencontres. Nous avons laissé une lettre lors de notre départ, je ne me rappelle plus ce qu'elle pouvait raconter. J'imagine que cela n'a pas d'importance... Munich durant le mois de mai était tout simplement ravissant, même s'il faisait une chaleur insoutenable, je m'en souviens encore. C'est à partir de ce séjour que je me suis mise à apprendre l'allemand. Non pas par amour des langues étrangères, mais simplement pour pouvoir apprécier les auteurs de pays que je ne connaissais pas. J'ai appris le français pour lire Hugo, Baudelaire et Céline, de la même façon, j'ai appris l'allemand pour lire Goethe et Kafka.
Enfin bref, Eric et moi nous nous sommes beaucoup amusés lors de ces quelques semaines. Nous avons visité, nous avons parlé avec un grand nombre de gens qui nous étaient alors, évidemment, totalement inconnus, et nous avons bu, nous avons fumé, nous nous sommes envoyés en l'air comme des adolescents. C'est ce que nous étions à l'époque de toute façon. L'Allemagne était un cadre fantastique pour nos errements amoureux, pour notre folie passionnelle, pour notre passion folle furieuse. C'était le début des années 30 et tout était au mieux, en Allemagne comme ailleurs. De Munich nous sommes aussi allés à Vienne, puis à Salzbourg puis enfin Berlin. Nous avons écumé les hôtels, les auberges de jeunesse... Parfois même nous dormions dehors, à la belle étoile, puisque le temps et la température nous le permettait. Il était déjà loin le temps où je m'humiliais sur scène en jouant ce rôle d'homme. De plus, mes cheveux repoussaient et je redevenais femme, je reprenais vie. J'allais peut être pouvoir devenir actrice à nouveau, en tous les cas j'y pensais. Mais Eric... Lui ne comprenait pas tout ça. Il m'avait trouvée au bord du gouffre après ce rôle et il ne pensait pas que je puisse un jour revenir sur les planches. Il pensait cette histoire morte et bien morte. Mais lorsque je me suis mis à répéter des rôles à nouveau, à ce moment là c'était alors celui de Margueritte de Faust, je le répétais d'ailleurs en anglais voire même en allemand, de façon à ce qu'il ne comprenne pas de quoi il s'agissait, même s'il finit tout de même par comprendre... Donc, comme je le disais, lorsque je me suis mis à répéter des rôles à nouveau, celui de Margueritte mais pas seulement, il est devenu complètement différent. Ou plutôt, non, disons que, pour être plus exact, son état a juste évolué. De « fou d'amour » comme il se désignait, je dirais plutôt fou de passion et d'excitation adolescente (il n'avait que dix-neuf ans à l'époque) il est passé à fou de jalousie, fou de ce Faust, de ce Méphistophélès, qu'il ne pouvait réellement combattre. Il ne supportait pas de devoir attendre que mes échanges avec eux soient terminés pour pouvoir être avec moi. Et puis, de fou de jalousie, il est passé à fou tout court, une folie destructrice, violente, à laquelle je ne pouvais faire face. A laquelle, je pense, personne n'aurait pu faire face. Le 29 mai, je me rappelle la date avec exactitude, je ne sais pas vraiment pourquoi, il m'a littéralement laissée pour morte.

- Il croyait que vous étiez l'envoyée de Méphistophélès, ou peut être même son incarnation. En bref, il vous prenait pour le diable

- Le diable... « Mort au Diable ! » a-t-il crié lorsqu'il m'a planté ce couteau à travers le corps. Et puis il a continué. Nous étions dans une grange, je m'en rappelle parfaitement. L'odeur de la poussière, il n'y avait pas de paille ou quoi que ce soit d'autre, je me rappelle juste l'odeur de la poussière, vous savez, celle qui vous donne envie d'éternuer, qui pique le nez... Et puis cela mélangé à l'odeur du sang, qui se répandait incroyablement vite sur le plancher. Je ne sais pas combien de fois ce couteau m'a transpercée. Je me rappelle ses paroles, les paroles d'un fou, les paroles d'Eric. « Mort au Diable ! C'est lui qui ne veut pas de moi, c'est lui qui ne veut pas de tout ça ! Mort au Diable ! Mort à Méphistophélès ! Mort à Faust ! Ils ont tous échoués mais moi je réussirai ! Tu es venue me tromper ! Tu es venue me pervertir ! Tu crois que je n'ai pas compris ton petit manège ? Tout est de ta faute ! Crève et oublie moi, moi je n'ai pas besoin de toi, je n'ai pas besoin de vous ! Mort au Diable ! »

- Vous vous rappelez les paroles exactes ?

- Oui. J'ai l'impression que tout ceci s'est déroulé il n'y a que quelques jours. Et pourtant. Cela fait bien des dizaines et des dizaines d'années. Mais je sens encore le sang... la poussière... et le rire d'un fou.
Je ne finirais pas cette cigarette... Vous la voulez ?

- Volontiers. »

Serge et Cassandra échangent un regard, un sourire, puis la cigarette, toujours fumante, celle-là même que Cassandra avait allumée au début de l'entrevue, celle-là même qui n'avait pas diminué, passe d'une main à l'autre. La fumée virevolte et danse. Sur le divan, Serge, nu, fume la cigarette en silence. Sur la chaise, à côté, Cassandra dans le costume blanc, elle me regarde, elle sourit, puis s'éclaircit la voix.

« - Que pensez-vous du sang ?

- Il m'entoure à ce moment là, je crois même que j'ai peur de me noyer dedans. Il m'oppresse, il m'écoeure, je me suis dit que je suis morte. Peut être que c'est le cas, je ne sais pas. En tous les cas, lorsque je me relève Eric n'est plus là. Je le cherche, mais il n'est plus là. Ni dans cette grange, ni même dans toute la ville. Je l'y ai cherché, mais je ne l'ai pas trouvé. Il a disparu. Depuis, je ne l'ai plus jamais revu.
Qu'ai-je fait par la suite ? Je ne sais plus. Je crois que je suis partie, tout simplement. J'imagine que c'était la meilleure chose à faire. J'imagine seulement. Je ne fais qu'imaginer. J'ai changé d'endroit. Je crois même que j'ai changé de vie, à ce moment là. Enfin, toujours est-il que ces mots ne m'ont pas quittée, ils ne me quittent plus. « Mort au Diable ! » Où a été mis ce couteau d'ailleurs ? Je crois qu'ils l'ont retrouvé dans le jardin, ou quelque chose comme ça. Alors il fallait que je parte, donc je suis partie. Tout ce sang, cette poussière. Je toussais beaucoup, je m'en rappelle. Et puis les rires et ces mots. « Mort au Diable ».
Juste une bouffée, ça suffira. »

Serge souffle des tourbillons de fumée avant de redonner la cigarette à Cassandra. Elle le regarde, elle me regarde, puis elle se remet à fumer sans rien dire. De nouveau, la névrosée. Serge dans son costume blanc.

« - Vous et Faust... ?

- Nous nous sommes rencontrés quelques jours seulement après que Eric et moi nous nous soyons séparés. Bien sur, j'ai auditionné pour le rôle de Margueritte, enfin, Gretchen, puisque je l'ai joué en allemand. Plus question de jouer un rôle d'homme à nouveau, même si, par la suite, c'est ce qui arrivera, mais là n'est pas la question. J'ai rencontré Faust alors même que Méphistophélès le séduisait. J'ai essayé de le convaincre, je lui ai montré mes arguments mais il ne m'a jamais voué le moindre sentiment je crois. Lui et Méphistophélès, lui et moi, lui et moi et Méphistophélès, ensemble dans la débauche. Faust était plutôt taciturne comme garçon, il était aussi plus vieux que nous, que moi et Méphistophélès, qui, lui ne m'aimait pas trop je crois, il avait la trentaine, il perdait d'ailleurs un peu ses cheveux. Enfin, je crois que dans ce triangle je n'étais rien du tout, juste bonne à servir d'alibi ou pire encore. Faust et Méphistophélès n'ont cessé de me manipuler, mais je crois que j'y trouvais mon compte, donc je n'ai rien fait pour me sortir de cette situation. En public, j'étais la Gretchen de ce cher docteur Faust, mais en privé... Je n'étais que le chandelier de ses rencontres avec le Diable. Enfin, j'ai joué Gretchen, Faust a joué Faust, Méphistophélès a joué Méphistophélès et nous avons reçu un accueil correct, bien que mitigé selon les étapes de notre « tournée ».
Au final, nous étions plutôt contents. Faust et Méphistophélès sont partis, tous les deux, je ne sais pas où ils sont allés. Ils sont partis, comme Eric est parti, et je me suis retrouvée seule. Ce que j'ai fait ensuite est peut-être ce que je n'aurais jamais du faire ou, à l'inverse, ce qui m'a réellement sauvée.

- Vous avez écrit une lettre à votre mère, vous lui avez écrit en anglais, vous avez envoyé la lettre jusqu'à Londres et vous avez attendu une réponse. La lettre était codée, bien entendu. Qui aurait pris le risque d'envoyer n'importe quoi par la poste ? Pas vous en tout cas ! Vous avez donc inventé un code, que vous seule pourriez comprendre, et votre mère l'a compris également.
Si mes souvenirs sont bons, je crois que cette lettre disait ceci :
Très chère parente,

Toi et moi ne nous sommes pas entretenues depuis que le vent a décidé de se lever. Tu te rappelles comment, écolière, j'étais Juliette ? Je le suis toujours, ma très chère parente, même si Roméo demeure introuvable. Aujourd'hui, ce qui signifie dans quelques jours, je suis toujours chez Goethe, chez Faust et Méphistophélès, après un court passage au coeur de Baudelaire.
J'ai vu les chèvres et les moutons d'ici, ils ne sont pas différent des nôtres, ils sont exactement semblables, n'en déplaisent à certains. Shakespeare me manque et je ne pense pas que les moutons me soient trop bénéfiques, ni ici, ni là-bas, ni ailleurs. Je vais retrouver les chèvres, en même temps que je vais vous retrouver chère parente.

Prévenez donc Shakespeare, que je ne fasse pas le déplacement pour rien.

Votre très chère parente.


- Maman a compris, très précisément, l'objet de ce courrier, elle a tout compris, voyez-vous. Comme quoi tout code peut être décodé, vous ne pensez pas ?

- Sans doute... Mais le plus dur n'est pas de déchiffrer un code, c'est plutôt de savoir que c'en est un. »

Cassandra se lève, nue, dans les rayons du soleil réfléchis par la lune, à travers la fenêtre. La cigarette n'est plus. Où est-elle ? Cela n'a pas d'importance. Elle enlace Serge. Il pose son stylo à encre noire. Serge jette un regard dans ma direction. Cassandra est d'une beauté irréelle, un fantasme vivant. Serge regarde son corps trentenaire avec attention, est-elle réellement née en 1916 ? En même temps que ses seins s'appuient contre le torse de Serge, elle lui retire totalement sa chemise, doucement, puis elle presse ses lèvres, innocemment, contre les siennes. Sa langue contre sa bouche, Cassandra est finalement repoussée. Serge ramasse sa chemise, « des chèvres et des moutons » marmonne-t-il. Il se rassied à son bureau et saisi son carnet vert et gris, Cassandra a déjà quitté la pièce, le divan n'est plus là, la fumée non plus, tous se sont enfuis par la fenêtre close.

Le 6 mars à 19h36

Je pense que j'ai réussi à trouver quelque chose. Je ne sais pas encore si ce quelque chose est bon, c'est trop tôt, mais j'ai bon espoir. Je commence à m'approprier Cassandra, elle commence à me connaître également, à m'accepter, tel que je suis. Je crois que je suis amoureux d'elle. Bien sûr, pour le moment, elle me laisse relativement insensible, malgré sa beauté terrifiante, mais chaque chose en son temps, cela viendra. Je l'aime, c'est évident. C'est tellement énorme que je crois ne pas le voir, mais en fait, au fond de moi, je le vois véritablement.
Je n'ai encore rien écrit de définitif, ce n'est qu'un premier jet, ce ne sont en fait que d'immenses divagations, je ne me suis d'ailleurs pas relu. Mais j'ai bon espoir, je crois que je tiens le bon bout, et que ma petite défaillance d'hier est belle et bien derrière moi. Qu'en penses-tu Ruth ? Enfin, je sais que tu n'as rien lu de tout cela et je sais aussi que tu ne pourrais pas vraiment donner un avis quelconque mais j'aimerais savoir, qu'en penses-tu ?
Je pense que les choses vont avancer plus vite, je ne dis pas que tout va bientôt finir, non bien sûr que non, mais comme Fanny m'a laissé libre de faire ce dont j'avais envie je pense que je pourrais réellement obtenir le meilleur de moi même.
Fanny m'a envoyé une lettre, au fait. C'est d'ailleurs là qu'elle me dit de faire ce dont j'ai envie, que les délais ne sont pas importants. En gros, elle me donne carte blanche. Ne trouves-tu pas cela fantastique ? Tu comprends ? Je vais enfin pouvoir écrire l'oeuvre de ma vie, ce pourquoi je suis sur cette terre.
J'ai déjà oublié Eric, il est derrière moi à présent, je n'y prête plus attention, il ne signifie rien à mes yeux, puisqu'il y a désormais Cassandra. Je crois que je suis en train de tomber amoureux d'elle. Eric est réellement oublié, derrière moi, je n'y pense plus et je n'aurais plus jamais besoin d'y repenser.
Cassandra est tellement belle, tellement intelligente, tellement cultivée, tellement parfaite ! Comme j'aimerais que tu la rencontres ! Enfin, je sais que cela poserait quelques problèmes mais j'ai tout de même bon espoir. De toute façon, tu le constateras par toi même lorsque je t'enverrai cet entretien. Tu verras ! Le monde verra ! Cassandra rayonnera et tous lui voueront un culte, comme moi je le fais dès à présent ! Elle est tellement belle ! Je crois que je suis en train de tomber amoureux d'elle. Je suis sûr que tu n'y crois pas, que tu te dis que c'est n'importe quoi, mais je t'assure, j'en ai réellement le sentiment. Eric est totalement oublié, tu peux me croire.
Je débuterai bientôt la rédaction de cet entretien, j'essaierai de t'en envoyer un « avant goût », comme disent les Français. Tu verras comment elle est, Cassandra. Ma Cassandra. Tu verras. Tu comprendras. On va devenir gigantesques tous les deux. Elle et moi. Ensemble. Mieux qu'avant. Mieux que tout. Mieux qu'Eric. Je l'oublie.
Tu as des nouvelles de lui ?



3ème jour

Serge dort. Il dort parce que Cassandra n'est pas là, elle n'est pas là ce soir. Où est-elle ? Serge dort. Ou fait-il juste semblant ? Peut-être, effectivement qu'il ne fait que fermer les yeux, peut-être qu'il ne dort pas, c'est vrai. Peut-être aussi qu'il somnole, ce qui est tout à fait différent. Où est Cassandra ? La fenêtre est close, encore, toujours. Il fait froid. Serge dort. Il est allongé sur le lit. Il n'a pas froid, torse nu, encore, toujours. Cassandra n'est pas là, ni dans son fauteuil ni tout contre lui comme il aimerait qu'elle soit. Comme il croit le vouloir. Cassandra, où es-tu ?
Cassandra, mon amour... Cassandra... Cassandra... Ruth... Serge... Cassandra... Eric... ? Est-ce qu'il a au moins conscience qu'il parle ? Cassandra n'est pas là. Pas plus que Ruth ou Eric. Serge est-il lui même là ? Je n'en suis plus très sûr.
Soudain le vent, violent, contre la fenêtre qui s'ouvre d'un coup. Un chat se faufile et ronronne aux pieds de Serge, maintenant assis sur le lit. Ce n'est pas un chat, c'est un livre. Cassandra ne viendra pas.

Mémoires d'un personnage, par Cassandra Williams, Serge l'ouvre à la moitié environ.

« Vers la fin des années 70 le public a semble-t-il exprimé un certain ras le bol par rapport aux films que j'ai pu faire. Je n'ai jamais voulu devenir actrice pour le cinéma, puisqu'à l'époque où je me suis engagée dans cette voie c'était le muet qui faisait office de « cinéma », et jouer sans la parole cela ne m'intéressait pas. Si je suis venue ensuite dans ce milieu là, c'est tout simplement que l'argent était de ce côté de la barrière, et je n'ai pas honte de dire que je l'ai franchie. Il n'y a que peu de films dont je sois réellement satisfaite, et ceux que l'on me proposait alors n'en font pas partie, si bien que je ne donnais pas réellement le meilleur de moi même. Je suppose que le public l'a senti, ou peut-être simplement ne m'appréciait-il pas à l'époque, car et la critique et l'accueil des spectateurs n'étaient pas bons.
Je me suis donc remise à faire du théâtre durant quelques temps, jusqu'au milieu de l'année 1978 je crois. Faust, pour la septième fois alors, durant des mois à travers le Royaume-Uni. Puis j'ai pris ma décision, je n'avais pas besoin de revenus pour vivre, loin de là même, et je souhaitais prendre un peu de repos, donc j'ai automatiquement refusé toutes les opportunités que l'on a pu me proposer à ce moment là, sans même les consulter, car je savais que j'aurais pu changer d'avis à tout moment. Pendant deux mois je n'ai rien fait. Je suis resté enfermée dans mon appartement de Munich et je n'ai rien fait d'autre que manger, dormir, lire et surtout réfléchir. A propos de tout et n'importe quoi, mais il était important que je sois mon seul et unique interlocuteur à ce moment précis de ma vie. C'est de ces longues séances avec moi même qu'est née l'idée d'écrire, d'écrire vraiment, comme j'avais toujours voulu secrètement le faire.
Je n'ai jamais eu dans l'idée d'écrire mes mémoires, du moins pas tout de suite. Cela ne m'avait en fait pas du tout traversé l'esprit. Ce que je souhaitais faire, c'était devenir l'auteur de ma propre vie fictive, de ce que j'aurais pu être, cela me paraissait beaucoup plus intéressant. J'accordais alors une importance démesurée à ce que j'appelais simplement « l'idée », soit le point de départ de tout récit, ce autour de quoi tout le reste se déploie. Lorsque je pensais l'avoir trouvée, je ne faisais qu'y penser pendant des semaines, des mois parfois, avant d'oser l'inscrire sur le papier. Et lorsque je me jetais enfin à l'eau, j'éprouvais une amère impression de dégoût et de déception. Je crois que l'imagination et l'évasion mentale tenaient pour moi un rôle presque sacré, qui ne pouvait qu'être inégalable, si bien qu'une fois après m'être mise au travail, la réalité demeurait toujours bien en dessous de l'imaginaire, d'où mon sentiment de frustration incontrôlé. Aujourd'hui encore je ne sais pas comment résoudre ce problème. »


Conneries ! Serge jette le livre sur le sol. Le chat sort en miaulant par la fenêtre, Serge ne peut se retenir de crier. Il sait que Cassandra ne reviendra plus. Il le sait comme il sait que le chat ne repassera plus non plus sa petite fenêtre close.
Il s'assoit à son bureau, prend son stylo à encre noir et écrit, sur une feuille simple et blanche.

Extrait du rapport de Police du 10 janvier.

... « La ferme était abandonnée et dans un état chaotique. Celle-ci comptait quatre bâtiments. Le corps a été retrouvé dans la grange. Les analyses ont prouvé que la victime est un dénommé Eric, une vingtaine d'années, Français, ne possède pas de casier judiciaire. Il est brun, les yeux verts et possède un sourire angélique. La victime a reçu dix-sept coups de couteaux dans l'abdomen. D'après l'autopsie la mort date d'environ trois heures après l'agression. Le couteau a été retrouvé dans le jardin voisin. D'après analyse il y aurait des traces d'empreintes appartenant à un dénommé Serge, environ vingt-cinq ans, blond et beau. Ce dernier a déjà eu quelques soucis avec la police alors qu'il était encore mineur. A fait un séjour de trois mois dans un hôpital psychiatrique lorsqu'il n'avait que quinze ans.
Il a disparu de son domicile depuis le jour de la mort d'Eric et, en accord avec les témoignages de ses voisins, il semblait être « un jeune homme bien sous tous rapports, très gentil, très serviable, toujours prêt à rendre service ». Aucun mot sur la victime, apparemment inconnue du voisinage.
Son agent, Fanny, affirme correspondre avec lui depuis la mort d'Eric. Après entretien elle a accepté de collaborer de la seule façon qu'elle le pouvait, affirmant qu'elle ne savait pas réellement où il se cachait. Elle a donc continué sa correspondance en lui laissant « carte blanche » pour sa nouvelle oeuvre, puisque ce Serge s'avère être écrivain. »


Serge se relève. Il se rassoit. Il remet sa chemise. Il se lève à nouveau. Serge fait les cent pas. Cassandra ne viendra plus, il le sait maintenant. Il se dirige vers moi, sans expression aucune sur son visage aux traits fins. Il tape, il tape fort, le sang coule. Je ne vois plus, je ne peux qu'entendre maintenant.

Serge se remet à écrire. Le bruit du stylo fait plus de bruit que d'habitude. Pour la première foi depuis que je le connais, il parle en même temps qu'il écrit. Il raconte certainement ce qu'il est en train même d'écrire.

« C'est alors que les deux enquêteurs rentrent lentement dans la chambre exiguë. Ils fouillent, se parlent et observent tout autour d'eux. L'un deux porte un trench-coat gris sombre, ainsi que de petites lunettes qui lui donne un air intelligent. L'autre passe la tête par la fenêtre. Il s'adresse à son collègue.

- Oh mon dieu...
- Qu'y a-t-il ?
- Je crois que nous ne sommes pas au bon endroit.
- Il n'y a pas de doute à avoir.
- Ce n'est pas la réalité. Regarde. L'envers du décor.
- Où est-ce qu'on est ?
- Qui sommes-nous ? »


Serge se remet à marcher, tout autour de moi. Il crie, comme un dément. « L'envers du décor ! Rien de tout cela n'est vrai ! Bande de cons ! Cassandra ! Tu m'abandonnes ! Alors crève ! Comme Eric ! Comme Faust ! Ce n'est pas la réalité ! L'envers du décor est derrière la fenêtre ! ».

Serge s'en va en courant, il claque la porte derrière lui. Je l'entends encore descendre les escaliers.


4ème jour

Serge n'est plus là. Cassandra non plus. Le chat est étendu sur le plancher. Il entend un bruit, moi aussi, et se met aussitôt à détaler par la fenêtre.
Deux hommes rentrent et parlent.

Homme 1 : C'est ici.
Homme 2 : C'est dégueulasse.
Homme 1 : C'est vrai.
Homme 2 : Tu crois qu'on y est ? Je veux dire, que c'est le bon ?
Homme 1 : Oui. Regarde autour de toi.
Homme 2 : Je comprends. C'est quand même un beau bordel. Regarde moi ça... Des disques en pagaille... « Cassandra Wilson », je n'aime pas du tout. Des livres... « Faust », « La Divine Comédie », « La Bible »...Et ben... Il a dû s'amuser.
Homme 1 : Il y a des papiers aussi. Regarde s'ils sont signés. Regarde le carnet.
Homme 2 : Il y a des notes. C'est plutôt mal écrit... « 10 janvier, 19h49... Ruth Williamson, née le neuf août 1916 à Londres. Cassandra Williams. Don Juan en homme. Faust. Actrice. Comédienne. Ecrivain. Chanteuse. Belle. Brune. Robe noire. Amour. Beauté. Charme. Attirance. Miroir. » Ca continue comme ça pendant un moment.
Homme 1 : Saute quelques pages.
Homme 2 : D'accord. « 16 janvier, 23h11. Je dois acheter plus de feuilles. Et un stylo, il me faut un stylo. Noir, comme la robe de Cassandra. Il me faut un miroir aussi. Je dois acheter un miroir. Tu me diras ce que tu en penses, d'accord Ruth ?
Fanny m'a écrit aujourd'hui, elle m'a écrit que j'avais carte blanche ! Tu te rends compte ? Je vais bien travailler cette fois. Je vais faire ça pour moi et pour toi. Au fait, comment va Eric ? »
Homme 1 : Et bien voilà...
Homme 2 : Tu crois que c'est le bon ?
Homme 1 : Je n'en doutais même pas avant de venir ici. Regarde un peu ce texte... « Le diable... "Mort au Diable !" a-t-il crié lorsqu'il m'a planté ce couteau à travers le corps ». C'est plutôt clair non ?
Homme 2 : Je suppose que tu as raison. Mais où est-il maintenant, s'il n'est pas là ?
Homme 1 : Je ne sais pas. On dirait qu'il y a eu de la casse ici, regarde.
Homme 2 : C'est peut être le miroir dont il parle dans son carnet.
Homme 1 : Peut être. Regarde si on ne peut pas se sauver par cette fenêtre.
Homme 2 : Oh mon dieu...
Homme 1 : Qu'y a-t-il ?
Homme 2 : Je crois qu'un chat vient juste de se faire écraser...
Homme 1 : Et alors ?
Homme 2 : Ca me semble tellement... irréel...

Fin

Menear

Précédent - Suivant