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Nouvelles : Danse avec l'Absurde

Il est vingt heure passé et Cerise finit de se maquiller devant la glace du salon. Elle regarde la pendule. En effet, il est plus de vingt heure. Elle a achevé des préparatifs longs et fastidieux mais dont sa beauté dépend, c'est du moins ce qu'elle pense. Elle porte une robe de soirée qu'elle ne met que pour les « plutôt grandes occasions », en sachant qu'il existe ensuite les grandes puis les très grandes occasions dans sa classification méticuleuse d'événements. Sa robe est pourpre, bien sûr, elle ne porte que du pourpre. Elle a fait attention à ne pas arborer trop de bijoux car cela la ferait passer pour ce qu'elle ne veut pas être, donc des boucles d'oreilles et un pendentif discret feront l'affaire.
A-t-elle choisi ses chaussures ? Ah oui, elle les a bien choisies, elles l'attendent d'ailleurs à côté de la porte d'entrée, parfaitement alignées avec les autres paires qui, elles, n'auront pas la chance de voyager ce soir.
Quelle heure est-il ? Vingt heure passé, presque vingt heure cinq. Maintenant vingt heure cinq. Puis six, puis sept, puis dix. Que fait Raisin ? Ce n'est guère dans ses habitudes d'arriver en retard. Enfin, peut-être l'avait-il été avec d'autres, mais quand même, Cerise n'était pas n'importe qui et il n'était pas permis à quelqu'un qui la fréquentait de la faire attendre. Lorsqu'il arrivera, elle le lui fera savoir.
Enfin, s'il arrive... Mais pourquoi n'arriverait-il pas ? Comment devait-il la rejoindre ? Avait-il une voiture ? De toute évidence, Cerise ne savait plus. Mais cela ne changeait rien, rien du tout. Dans l'optique où il en posséderait effectivement une il aurait été pris dans un embouteillage, à cette heure-là ça n'était pas surprenant, et il finirait par passer la porte, apportant au passage un bouquet de roses - rouges, bien entendu - pour se faire pardonner.
Mais s'il n'avait pas de voiture ? Effectivement, dans ce cas précis, cette éventualité ne tenait plus... Peut être avait-il pris les transports en commun, bien que cette idée ne soit pas très recommandable pour des personnes de son rang. Mais bon, sait-on jamais, peut-être était-ce une personne charitable et prête à se mêler à cette population. Après tout, de la pitié, il en faut. Dans ce cas-là alors, les conducteurs ou les contrôleurs ou quoi que ce soit d'autres étaient en grève, cela n'aurait rien d'étonnant, et les transports seraient bloqués.
Peut-être aussi pouvait-il attendre un taxi. Et il aurait du mal à en trouver un, tout simplement. Peut-être venait-il juste d'en trouver un d'ailleurs. Il monte, donne l'adresse au chauffeur, lui dit de se dépêcher parce que, et il le sait, on ne fait pas attendre les dames, et les pneus de la voiture crisseront sur le bitume tandis qu'elle disparaît au loin. Et, Ô mon Dieu ! Elle emboutit un autre véhicule ! Cerise ne se croyait plus elle-même, il avait eu un accident, et à cause d'elle en plus, c'était évident !
Pas de panique. Ce n'est pas parce qu'il est pressé qu'il doit forcément se dépêcher et même si c'est le cas, ce n'est pas comme si la chaussée était mouillée. Cerise regarde lentement par la fenêtre avant de s'effondrer sur le carrelage froid. Il pleut ! Alors c'était vrai ! L'accident ! Qu'il soit dans un taxi ou dans sa voiture, il en a eu un ! Il est sans doute à l'hôpital à l'heure qu'il est et c'est pour ça qu'il ne peut pas ouvrir cette fichue porte maintenant, on n'a jamais vu une même personne à deux endroits différents, alors...

Mon Dieu qu'il est laid ! Il a plein d'ecchymoses partout sur le visage et il ne remue pas quand on le pique avec des seringues démesurées ! Voilà maintenant qu'on lui enfonce un tuyau dans la gorge ! Cela va le faire vomir, très certainement. Les blouses blanches s'agitent alors autour de lui comme des prétendants autour de Cerise et elle trouvait la comparaison parfaitement adaptée.
Fin des opérations, les blouses s'en vont en rigolant et le pauvre Raisin reste seul au milieu de la pièce, froide et sale. Quelle horreur ! Il continue de se vider alors même qu'il n'aura plus jamais à le faire ! Qui va bien pouvoir nettoyer tout ça ? Et elle, Cerise, que devrait-elle faire pour lui ? Après tout, ils n'étaient pas mariés et ne se connaissaient pas réellement... Si elle ne venait pas à l'enterrement, on ne lui en voudrait pas tellement, on ne la connaissait de toute façon pas... Enfin... sauf quelques-uns. Et oui. Quelques-uns savaient, et ceux-là pouvaient le répéter à d'autres qui, eux-même, pouvaient le répéter et ainsi de suite. Les gens la dévisageraient et personne ne voudrait plus fréquenter (et encore moins la courtiser) celle qui a « laissé son amant crever et qui fait comme si de rien était ».
Non, non. Pas de ça ici. Pas avec Cerise. Il fallait adopter une toute autre tactique et elle le savait. Tout d'abord, il fallait qu'elle soit ce qu'elle n'était pas, une veuve effondrée. Elle allait jouer la carte de la romance secrète (et c'est pour ça qu'on ne l'avait pas présentée, ni à sa famille, ni à ses amis) et de l'amoureuse meurtrie. On la consolerait, on lui dirait que « c'est dur mais il faut faire avec, il faut aller de l'avant, et commençons par prendre un verre tous les deux », et puis on lui ferait enfiler une longue robe pourpre très sombre et on la tiendrait par les deux bras pour ne pas qu'elle s'effondre à l'enterrement. Bien sûr il faudrait alors prévoir un peu à l'avance. En général il ne faut guère plus de quatre ou cinq jours avant de d'enfouir le mort dans la terre, aussi fallait-il décommander quelques rendez-vous de la semaine suivante, mais cela n'était pas très important. Bien sûr, il y avait tellement plus important. Sa coiffure par exemple ! Comment avait-elle pu ne pas y penser plus tôt ! Il fallait qu'elle aille chez le coiffeur avant la fête, enfin, la cérémonie. Et puis préparer un discours, et puis s'entraîner de nouveau à pleurer sur commande, comme elle avait appris à le faire pour séduire l'exotique Kiwi. Et puis les chaussures aussi, et les bijoux encore... Elle aurait définitivement besoin d'aide, et se devait de prévenir sa meilleure amie Groseille que son amant secret venait de mourir tragiquement et qu'il lui fallait des conseils de maquillage et tout le tralala. Connaissant Groseille, Cerise se dit qu'elle comprendrait parfaitement.

Ainsi, au moment même où Cerise saisissait délicatement le combiné du téléphone de ses mains soigneusement enrobées de diverses crèmes et lotions aux fruits rouges (la nature fait des miracles) pour joindre sa fidèle amie (pourvu au passage que ce ne soit pas Kiwi qui réponde, Cerise ne supportait pas son ancien amant et nouveau mari de Groseille), à ce moment donc, un léger tintement se fit entendre dans l'entrée. La sonnette.
La police ? Le SAMU ? La morgue ? La famille ? Tout ça à la fois ? Déjà ? Bien sûr, ce n'était rien de tout ça, mais bien Raisin.

Il est alors vingt heure vingt-deux et le prétendant de Cerise patiente avec un air béat devant la porte de sa bien-aimée, un bouquet de jonquilles à la main. Son costume blanc immaculé lui sied parfaitement, constate Cerise en l'observant à travers le judas ornementé, mais tout de même moins que celui qu'il portait quelque jours auparavant, d'un rouge bordeaux simplement parfait. Cerise enfile ses talons hauts, crache sur la glace, rendant son reflet trouble, ouvre la porte d'entrée et lache d'un air des plus méprisants un « Allons-y » qui lui fait comprendre qu'il aurait mieux fait d'y rester.

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