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Nouvelles : L'âne humain

Nous sommes arrivés à la campagne vers l'après-midi, mais prenez note que je ne suis pas intégré à cette mascarade champêtre que mes parents appellent « des vacances bien méritées à la campagne ». L'on m'avait extirpé de force de la maison en ville, par un beau matin glacial et adorable, c'est là que les fleurs restent prisonnières des glaces et s'étouffent dans leurs propres dioxydes. Quel merveilleux spectacle de les voir agoniser essayant de se débattre dans le vent avant que la pourriture n'ait eu raison d'elles. Je ne suis pas méchant, ne le pensez pas, j'ai la notion du « beau », je suis assez esthète, cependant, j'apprécie les choses lorsqu'elles transparaissent dans l'immobilité. Je disais donc que ma mère m'avait réveillé hier matin avec cette douceur hypocrite propre aux adultes qui possèdent des enfants, pour me prévenir que nous allions rendre visite à grand-mère et grand-père. Est-ce que l'on m'avait demandé mon avis ? Non ! Je présumais donc qu'un petit gaillard de onze ans comme moi ne méritait ni l'asile politique ni la liberté d'expression, tout ceci étant réservé à ses stupides tuteurs, disons plutôt tortionnaires.
Donc adieu la ville et ses mystérieux trésors immondes, adieu la puanteur, la saleté des villes, de la population parisienne qui d'après mon point de vue se rendrait un immense service en se soulevant pour organiser massivement un suicide orgiaque, car si humains soient-ils, rien ne les prédispose à la vie, vu le peu d'intérêt qu'ils osent lui accorder.
Ma grande soeur qui allait bientôt fêter ses dix-huit ans était enthousiaste, elle rêvait de retourner à la campagne depuis tellement longtemps... Mon avis était qu'elle rêvait aussi d'accorder ses violons avec le séduisant mais néanmoins idiot du village qui portait sur son dos ce fardeau que ses parents lui avaient gentiment attribué : Norbert (qu'elle avait connu, il y a longtemps alors que je n'étais qu'un enfant encore stupide, avant de vouloir m'instruire), je suis aussi un ascète voyez-vous, et mes connaissances s'étendent bien au-delà de la littérature, de la science et de la psychologie, car pour être bon psychologue, il faut être bon observateur et je confirme qu'il n'est pas réellement nécessaire d'être intelligent pour s'apercevoir que les gens sont stupides. L'être humain dans sa globalité est parfait, je dois l'avouer, mais les gens...
Donc, j'allais bientôt connaître une autre forme de puanteur qu'était la campagne, j'étais trop petit pour me souvenir de ma première fois ici, mais tout m'avait choqué lorsque je suis descendu de la voiture (peut-être parce que pendant tout le long du voyage je m'étais endormi rêvant d'étrangler ma grande soeur Jeanne qui ne cessait de faire l'éloge de cette tare de Norbert), il y avait des champs à perte de vue à vous étourdir, des couleurs que le soleil prenait soin d'illuminer dans toute sa splendeur et les dents de ma soeur qui auraient permis d'éclairer la maison d'un pauvre en Inde pendant une année. La demeure était certes vaste, mais misérable, car il n'y avait ni poste de télévision pour s'informer de ce qui se passait autour de vous, ni journal local, tout était éclatant, mais puait, car après tout c'était une ferme. UNE FERME ! Oh ! Mon désespoir, j'ai quitté des animaux pour vivre avec d'autres (moins débiles toutefois car ils ne s'exprimaient pas et n'allaient pas voter le dimanche à la mairie pour quelqu'un de plus bête qu'eux). Nous avons eu le droit aux effusions de joies habituelles si chères aux crétins, aux baisers pimentés de la barbe de grand-mère et pépé et à la visite guidée de la mansarde pour nous faire part de nos installations. Je dormais bien entendu seul, jamais je n'aurais accepté de virus dans mon intimité, après tout j'avais onze ans, l'âge nubile et il me fallait de la concentration pour passer du ver à soie au papillon et je serai le plus beau de tous, je ne ressentirai aucune émotion, je serai le plus intelligent, j'abattrai mes ennemis, car si les gens passent autant de temps à se détruire au lieu de construire l'avenir, c'est parce qu'ils ont trop de sentiments et d'émotions, donc je ferai abstraction de ces notions.
Les premiers jours à la ferme ont été très vite pénibles, mes parents allaient souvent rendre visite aux parents de Norbert qui vivaient tout près d'ici, un couple irresponsable qui devrait emmener son fils consulter un spécialiste, car il faut le dire, Norbert était idiot, il riait tout le temps, racontait des blagues insensées qui faisaient rire tout le monde, moi exclu, et passait son temps à se perdre dans le cou de ma grande soeur, pendu comme une tique à elle, cette situation devenait émétique de jour en jour.

***

Alors pour ne plus m'ennuyer, j'agaçais tout le monde, j'étalais mes connaissances à ces idiots du village qui ne connaissaient même pas cet écrivain pour qui j'avais du respect : Truman Capote (qui maniait les mots avec tant de finesse que cela devenait de la magie). Je leur posais des questions sur l'existence qui leur clouaient le bec et les forçaient pour la première fois de leur vie à utiliser leur bon sens et leur matière grise, je faisais fuir tout le monde, les animaux de la ferme inclus, après qui je courais en hurlant : « A l'abattoir ! A l'abattoir ! » J'étais euphorique. Pourtant, la seule, l'unique chose à ne pas réagir à mes griefs était un âne assez gros, les poils revêches qui passait son temps à se déplacer d'un endroit à un autre pour arracher l'herbe du sol avec ses dents et la mastiquer. La vie de ce monstre se résumait à cela, il était passif, il incarnait à lui seule la vie contemplative du philosophe Confucius. Mais bien que je sois admiratif devant tant d'aisance qu'il avait d'ignorer les personnes autour de lui, cet animal m'exaspérait, pourquoi ? Parce qu'il m'ignorait seulement. Mais quel culot !
Dès cet instant, je m'étais trouvé une activité réjouissante mais difficile, j'allais provoquer l'animal en un duel, qui épuiserait notre mental à bon escient. Ce qui me rendait moins enthousiaste c'était que cette chose soit un animal, mais peu m'en chaut, n'étions-nous pas rabaissés à cette condition darwiniste ?
Chaque jour, au lever, j'allais enquiquiner ma planète avant de revenir près de la créature immobile, exaspérante, ruminante et perdue me semble-t-il, à l'intérieur d'elle-même. Je me surpris à l'interpeller, à discuter des dernières théories de Nietzsche sur Dieu, à lui faire l'apologie d'un chanteur aux idées plutôt surprenantes et ravageuses qui me plaisait par sa réputation ésotérique.
« Vois-tu ! », disais-je, « Ce chanteur est une personne exécrée et cela me plaît, on est toujours le plus fort dans l'animosité, il a aussi des idées intéressantes sur la vie, la mort, sans doute le Nietzsche des temps modernes. Toutefois à mes yeux, il reste prude, il devrait se sacrifier pour l'évolution du Monde, les gens se blesseront encore plus fort, et qui sait ce sera un déluge de sang qui rendra au Monde sa pureté naissante. »
Et l'âne avait réagi, il m'avait envoyé sa queue en plein visage, je l'ennuyais. Quel défi ! Quelle erreur ! Je suis rentré dans la mansarde, plein d'amertume. Si c'était la guerre qu'il voulait, il l'aurait.

***

Le jour suivant, Norbert était venu chercher Jeanne, il savait donc se diriger seul, c'était déjà ça. Je n'aurais rien ajouté si ce sauvage ne m'avait pas enlevé mon adversaire. Il monta sur son dos avec ma soeur, ce qui m'écoeura car j'avais tout même du respect pour cette chose qui avait osé me défier. Ils étaient partis et moi à leurs trousses, car cela ne se passera pas comme ça ! Je voulais récupérer mon bien. Ils s'étaient enfoncés dans ce champ de tournesol abject pour s'arrêter plus loin et c'est là que j'attendais près de l'âne de voir ce que Norbert avait de si spécial pour que ma soeur puisse lui prêter tant d'attention. Et je les ai vus s'allonger sur les sols de tiges de tournesols pour se dévêtir comme deux bêtes, l'âne tout comme moi était subjugué par cette éducation sexuelle gestuelle. Et ce jour là, j'ai vu ce que Norbert avait de si spécial : une tour phallique impressionnante qui donnait du plaisir à en juger par l'état d'ivresse de Jeanne qui en perdait les bas. Finalement écoeuré, je revins sur mes pas avec un goût saumâtre à la bouche, je me retenais de vomir, mais le gaspillage n'était pas un de mes sports favoris...
Finalement, tard dans la soirée, ces deux malpropres me ramenèrent mon adversaire, l'âne ne se plaignait pas de ces deux sauvages enlacés sauvagement sur son dos. Je les attendais de pied ferme, très remonté par ce spectacle d'alcôve auquel j'avais participé malgré moi cet après-midi.
« Tu n'es toujours pas couché ! », s'étonna Jeanne qui avait fini d'avaler la salive de ce vaurien en m'apercevant au milieu de la cour.
Dès qu'ils posèrent le pied à terre, l'âne se dirigea seul vers son endroit habituel pour manger de l'herbe.
« - Où vas-tu ? Reste et soutiens-moi !
- A qui parles-tu ?, me demanda la sotte.
- Je crois qu'il cause à l'âne. », avait brillamment répondu le miraculé.
Ils rirent, ils se moquèrent de moi. Que l'âne puisse le faire ne me dérangeait pas, mais ces deux grossiers...
« Pourquoi blâmer deux imbéciles qui s'aiment uniquement pour le respect secret de la fornication, le sexe n'a jamais rendu civique et intelligent. », proférai-je, avec civilité.
Ma soeur et son indigent en étaient tout émus, ma sainte soeur était rouge de honte et ce saltimbanque essayait de contenir une colère feinte. Et voilà comment j'avais réglé ce dilemme sans férir.
Jeanne avait peur dorénavant, elle évitait de m'approcher et de m'adresser la parole, elle vivait sous tension constante, car à chaque instant, je pouvais tout révéler aux adultes, mais ce serait si facile que cela en était écoeurant, tandis que je l'ignorais, elle essayait d'implorer mon pardon, d'acheter mon silence et c'est ainsi que je fis la connaissance d'Aurélie, la petite cousine de Norbert et ce que j'appris me surprit, Norbert n'était pas le seul idiot du village, je crois que toute sa famille était atteinte du même syndrome.

***

Cette demeurée se présenta ce matin pendant que j'étais occupé à tyranniser ce pauvre âne, qui se goinfrait encore, alors que je lui présentais le magnifique roman de Boris Vian : Les morts ont tous la même peau.
Elle tournait autour de nous comme ces mouches autour des crottes de chiens. Elle continuait et m'écoutait en même temps, avant de commettre l'irréparable; elle s'exprima.
« - Qu'est ce que tu fais ?, me demanda-t-elle.
- Je discute, et tu viens de m'interrompre.
- Mais c'est avec un âne que tu parles.
- Je le sais bien, mais c'est toujours mieux que de répondre à une vache. »
Elle se tût, elle n'était pas vexée, je crois qu'elle réfléchissait. C'est en la regardant si jeune et si innocente que je commençais à avoir une idée, une des plus mauvaises. Le Marquis de Sade aurait été fier de moi. Je vivais pour m'instruire et recracher toutes mes expériences à la face du monde comme une mauvaise gangrène. J'instruirai Aurélie, je lui apprendrai la folie pour mieux la voir s'autodétruire, car il était clair qu'une telle créature ne méritait pas de respirer.
« - Cher âne, vois-tu, je te présente mon apprenti, fis-je en la mettant face à lui.
- Il parle ?, me demanda l'infâme.
- Non, il broute. », lui ai-je seulement répondu.
Il s'est alors produit un phénomène inhabituel, car moi, si seul, j'avais constitué avec l'âne et Aurélie une petite troupe et je m'amusais aux dépends de ces deux animaux. Aurélie se rendait chaque jour dans l'écurie et nous donnions tous deux une représentation d'improvisation théâtrale avec pour seul spectateur cette bête qui jouait les ânes bâtés. Je devais admettre que la petite fille apprenait vite, je lui faisais part de mes revendications, de mes projets pour ce monde en phase avec le ridicule que je devais sauver, elle décida de le sauver avec moi. Idiotie !
Aurélie devenait de plus en plus distante avec ses autres compagnons de jeu pour n'appartenir qu'à moi et à l'âne avec qui je m'étais finalement accointé. Elle était devenue notre petite mascotte, si frêle et si blanche, elle sentait la mort, ce qui m'encourageait pour la suite, j'allais créer un monstre et l'âne mastiquait encore.

***

Ce matin, j'avais assisté à une scène jouissive, Jeanne se disputait avec son Cyrano de bas étage, elle avait pleuré pour le plus grand plaisir de mes ouïes, avant de venir se ruer sur moi.
« Qu'est ce que tu as fait à Aurélie ?! », hurla-t-elle.
Et je lui avais jeté un « Hi-han » la figure (ce qui était le cri de guerre que l'âne poussait régulièrement lorsque je lui parlais de Victor Hugo).
« Tu es cinglé ! », hurlait-elle en faisant des allers-retours dans la maison.
Et là, j'ai pu assister avec fascination, à la folie incompréhensible de la femme.

***

J'avais infligé des coups de fouet sur les jambes de Aurélie, parce qu'il me plaisait de le faire, elle n'avait pas hurlé, l'âne oui. Dorénavant elle passait beaucoup moins de temps avec moi, parce que Norbert devenait trop soupçonneux, mais elle tenait bon et je me surpris à l'admirer pour cela, cependant, je ne lui disais rien car elle pourrait exploiter cette faiblesse, après tout c'était mon élève.
« Déshabille-toi ! », lui ordonnai-je pour satisfaire ce besoin insatiable de voyeurisme chez un garçon de mon âge.
Cette sotte avait obéi, et j'ai pu admirer toute cette blancheur maigre et pure. Ma soeur ne possédait pas autant de prestance, d'arrogance, je compris alors que j'éprouvais des sensations propres aux gens, j'étais sale et je voulais souiller cette merveille physiquement alors que c'était son mental que je voulais atteindre. Je la priais de se rhabiller, et elle, très remontée me vilipendait.
« Tu te dis maître du mal et tu n'es pas foutu d'aller jusqu'au bout. »
Et sur ce, elle s'en alla, me laissant seul avec l'âne qui hennissait, lui aussi pensait la même chose de moi, il semblait très déçu.
L'âne était devenu mon seul refuge après que mon Aurélie m'ait quitté avec aménité. Je décidai de ne pas me laisser démolir par cette femelle pourtant si méprisante donc resplendissante, j'avais créé un monstre qui s'était retourné contre moi. Mais je la laissais m'échapper pour qu'elle puisse répandre avec plus de mépris son venin, j'étais très fier quelque part.
Ce soir pourtant, j'étais furieux, Jeanne venait de tout révéler de sa passion avec l'handicapé aux parents, ils n'ont rien dit, pas de colère, pas de cri, seulement des rires et des mots compatissants, le monde tombait en ruine. Ma soeur était venue elle-même me narguer dans ma chambre.
« - Tu es aussi bête que ton âne, m'avait-elle dit.
- Et toi aussi stupide que doit l'être une femme. »
Je l'avais encore piquée au vif, elle était si facilement manipulable et cet idiot de Norbert peut donc dorénavant en profiter.

***

Aurélie était revenue ce matin, elle rôdait près de moi et de l'âne qui ruminait encore, quel goinfre ! Elle nous a bien observés avant de s'approcher.
« Pourquoi aimes-tu cet animal plus que moi ? », me demanda-t-elle froidement.
Magnifique ! Elle était jalouse de l'âne, c'est avouer qu'elle m'aimait.
« - Parce qu'il ne parle pas.
- Alors il ne t'énerve pas. »
J'acquiesçais vivement.
« - Bien sûr, j'ai treize ans, mais je sais ce que l'amour...
- Je méprise ce mot, ai-je rétorqué.
- Et tu méprises le sentiment lui-même ? »
J'acquiesçais vivement.
« - Alors pourquoi l'âne ?
- Pardi ! Parce qu'il n'est pas humain, m'emportais-je.
- Tous les humains ne sont pas si détestables, pour preuve, toi qui l'es, tu es pourtant abject.
- Je m'entraîne... »
Elle me regardait silencieusement, pas de haine, juste un regret.
« Je veux revenir. », lâcha-t-elle.
J'étais très heureux mais je le cachais, je ne disais rien, elle s'installa sur une bûche de bois et me regardait raconter l'histoire de Jeanne La Pudeur de Nicolas Genka à l'âne très perplexe face à Aurélie, il avait la chair de poule, il pressentait sûrement quelque chose de mauvais en elle et j'aimais cette petite encore plus fort. Je la maudissais.
Le temps s'envolait très vite, il nous restait encore deux bonnes semaines avant de reprendre la route pour Lille. Aurélie échafaudait déjà un plan pour venir me rejoindre, elle s'étonnait à l'idée que je puisse m'en aller, elle avait l'impression que moi et l'âne étions depuis toujours ses amis. J'étais un chef, je contrôlais la belle et la bête (qui ruminait sans cesse), ce qui commençait à effrayer mes parents et mes grands-parents qui s'inquiétaient de me voir toujours fourrer avec ces deux apprentis.
« Tu n'as que onze ans, j'ignore ce qui te passe par la tête mais j'aimerais que tu redeviennes un enfant ! », avait hurlé ma mère.
Mais comment redevenir un enfant lorsque l'on ne l'a jamais été ?

***

J'avais prêté un de mes livres à Aurélie, L'Epi monstre de Genka, elle n'y avait rien compris et je lui expliquais lorsque j'ai vu que l'on emmenait l'âne de force. Aurélie s'était levée la première, on nous enlevait une part de nous, si atypique. C'était un vieillard qui le traînait dans un camion tandis qu'il hennissait violemment, c'était la première fois que je voyais l'âne exprimer autant de choses à la fois : la colère, la pitié, la peine, il m'appelait à l'aide.
Lorsque le vieillard eut terminé de l'enfermer, il alla s'installer au devant de la voiture. Et Aurélie me suivait déjà à l'intérieur de l'antre aseptisé de l'âne.
Le camion démarra et l'âne un peu triste restait collé dans un coin sans bouger, il nous regardait certes, mais il était perdu à l'intérieur de lui-même. Aurélie pleurait, il fallait que je puisse lui apprendre à ne plus rien ressentir, elle se blottissait dans mes bras sans que je ne sache comment l'y accueillir. J'étais mal à l'aise dans ce camion, à l'arrière, dans cette petite pièce sombre et froide. Je me faisais bientôt une idée de ce que les clandestins mexicains subissaient en essayant de passer la frontière américaine, enfermés pendant des heures là-dedans. Je me sentais comme un morceau de viande suspendue à son étagère avec ce lambeau que composait Aurélie accrochée à ma chemise.
« - L'âne va mourir !, gémissait-elle.
- Mais non, il change de propriétaire. », répliquais-je perplexe.
Aucun des membres de mon équipe ne devait périr avant d'avoir accompli sa tâche, tâche qui visait à la perfection.
Pendant longtemps, le camion tanguait, et l'âne épuisé se coucha sur le flanc. Aurélie s'arracha de moi pour lui porter secours.
« Il ne va pas bien. », hurlait-elle, « Il va mourir ! »
Quelle hystérique ! Quant à moi je ne bougeais pas, attendant la suite avec un haut-le-coeur qui me surprit, serais-je devenu sensible ? Mais après tout, c'était l'âne, mon premier ennemi, mon adversaire indomptable, mon ami, l'un des tout premiers. Aurélie lui parlait doucement à l'oreille, elle avait cessé toute mascarade, toute jérémiade, elle commençait à accepter la mort de son adversaire et ami.
« Tu es vieux maintenant l'âne, tu verras que tu iras beaucoup mieux lorsque tu quitteras ce monde insensé où personne ne nous comprend. », disait-elle.
BING ! Je crois que le camion a heurté une crevasse car le choc fut violent et l'âne se mit à gigoter et hennir avec force. Aurélie recula par précaution. Et le camion s'arrêta. Aurélie se blottit contre moi, elle n'avait pas peur, mais la tristesse avait presque anéanti mon travail de précepteur. La portière de derrière s'ouvrit pour laisser entrer une lumière aveuglante et le vieillard nous regardait avec grand étonnement.
« Dédé ! Dédé ! Viens voir ! Viens vite, on a un problème. », cria-t-il.
Un autre homme beaucoup plus jeune et costaud vint le rejoindre à notre plus grand damne.
« - Qu'est ce que vous faites ici ?, gronda-t-il alors que le vieillard montait dans la chambre froide de mon âne.
- Descendez ! », cria le costaud sans cervelle.
J'allais descendre, mais Aurélie me retenait, elle disait non. Alors je suis resté.
« C'est notre âne ! », hurla-t-elle.
Le costaud maugréa quelques borborygmes avant de nous attraper de force pour nous faire céder. Jamais de toute ma vie je n'ai été aussi humilié. Et il arriva quelque chose d'effrayant de stupéfiant à vous donner la chair de poule : j'ai pleuré. Je ne voulais pas quitter l'âne et j'ai hurlé en essayant de remonter dans le camion. Aurélie était stupéfaite, clouée sur place, j'ai dû la décevoir, car elle regardait la scène avec un regard étrange, anomal.
Finalement après m'avoir giflé, le barbare nous ramena, j'avais mal au coeur, j'entendais sans cesse les hennissements de l'âne dans ma tête, il avait remporté son défi sur moi, il m'avait déstabilisé.
Nous sommes rentrés à pied, le costaud à nos trousses. Aurélie me donnait la main, elle ne parlait pas pour ne pas me rabaisser davantage et j'étais fier d'elle, l'élève, un jour, dépasserait le maître. Une voiture s'était arrêtée devant nous, c'était mes parents, ma mère était furieuse, elle allait me gifler mais je lui ai vomi dessus avant qu'elle ne s'énerve réellement. Aurélie me tenait toujours la main.
« Ta mère a eu très peur, tu iras t'expliquer avec elle ! », dit ma mère en se tournant vers la Sainte.
Aurélie ne disait rien, elle ne l'écoutait même pas, ce qui la rendait complètement froide, c'était l'idée que l'âne puisse s'éteindre loin de ces amis. Et je savais que le monstre que j'avais créé était devenu parfait.
Nous sommes rentrés en voiture, Aurélie m'avait quitté résolue, elle ne m'a même pas dit au revoir, c'était le monde à l'envers, je devenais sensible et elle insensible.
A la maison, les murs tremblaient lorsque les hurlements de mes parents s'élevaient dans la pièce.
« - Il s'était habitué à cet animal, essayer de le comprendre, fit grand-mère.
- Non, il joue l'adulte responsable à longueur de temps et maintenant, il part comme ça dans la nature en emmenant avec lui une petite fille irresponsable. », tonnait ma mère.
Si elle pouvait savoir.
Ma soeur dans son coin ne semblait pas se réjouir, elle attendait un coup de fil de son Roméo de pacotille. Je me demandais comment se passait l'interrogatoire de Aurélie, sans doute qu'elle faisait comme moi, la sourde oreille et pensait encore à l'âne.
« Nous rentrerons plus tôt que prévu », annonça ma mère épuisée d'avoir rongé un os, « le temps pour vous de dire au revoir à vos camardes. »
Quelle immonde femme ! Ce qui me fit plaisir était de voir ma soeur opposée à cette décision et me hurler dessus en disant que tout était de ma faute en gesticulant comme un rat mourant. Et le coup de téléphone tant attendu ne se fit plus attendre. Jeanne lui sauta dessus.

***

Aurélie était sortie de chez elle en catimini pour venir me chercher, nous étions debout, elle et moi à la place habituelle de l'âne pour lui faire un dernier hommage, une bête si stupide allait beaucoup nous manquer.
« - Tu sentais tellement mauvais, commença Aurélie en observant le sol jonché d'empreintes du camion de la mort.
- Comme se plaisait à écrire Trumbo : « Qu'y a t-il de noble à être mort ? Quand on est mort monsieur tout est terminé. C'est la fin. On est moins qu'un chien moins qu'un vermisseau qui rampe sur un tas de fumier. On est mort monsieur et on est mort pour rien ». »
Et voilà comment notre âne s'en est allé en guerre.

***

Je la voyais immobile sur le bord de la route près de son cousin et de mes grands-parents, rien ne transparaissait sur son visage, elle s'éloignait ou c'était la voiture qui s'en allait dans l'allée. Jeanne pleurait près de moi en agitant comme une pieuvre ses mains pour dire adieu à son hidalgo de campagne et moi, je ne faisais rien, je savais qu'il restait un lien entre ma gorgone et moi, le souvenir d'une bête à qui chacun devrait ressembler. C'est vrai qu'il n'y avait rien de noble dans la mort, mais est ce que l'âne avait choisi ? Il aurait dû. Ces vacances n'ont pas été de tout repos, j'ai appris que l'homme était aussi stupide que ces stéréotypes sur l'âne, bête au combien admirable par son silence et ses hennissements, les gens étaient bruyants et sourds.
La voiture s'était tellement éloignée que l'on ne voyait plus que des petits points à l'horizon qui s'agitaient. Et alors que ma soeur se mouchait en reniflant comme une truie, je regardais défiler les herbes et les plantations sur le côté de la route, des végétaux éternels que l'âne ne pourra plus saccager, sa mort a été une renaissance, j'allais à présent devenir un âne humain pour pouvoir sauver les gens de leur bêtise quotidienne, comme la bête l'avait fait pour moi.
« Hi-han ! », m'entêtais-je à pousser dans la voiture.

FIN

Kei

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