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Le Monde des Ténèbres - Duan et Karim : Partie 1

1 -

Le bureau semblait vieillot. Même l'odeur paraissait archaïque. C'était aussi cette ambiance feutrée, supportée par une étrange senteur du bois entretenu à la cire qui transformait le tic-tac de la pendule Renaissance, juchée sur la cheminée baroque, en un paradigme différent, une réalité alternative.
Le propriétaire des lieux s'était certainement adapté à cet étrange endroit, qui semblait avoir sa propre existence, un cabinet de curiosité en plein milieu du grand Manhattan. Derrière le bureau Régence, dessus cuir vert, en acajou, il y avait un homme qui devait certainement avoir le même âge que les meubles, si c'était possible. Le visage crevassé par des rides centenaires, comme un vieil arbre qui penche légèrement sur le côté après avoir supporté les intempéries, il fixait sans ciller les deux jeunes hommes qui se trouvaient en face de lui, les doigts des deux mains joints et légèrement écartés, placés en dessous de ses petites lunettes hublots.

« Votre père m'a fait savoir que je devais m'attendre à être surpris. », caqueta-t-il avec une voix semblable au froissement d'un papier, « Et je dois dire que je ne suis pas déçu. »

Les deux jeunes gens se regardèrent. Ils ne se trouvèrent rien de particulier, en dehors peut-être de leurs impossibles yeux bleus. L'un avait la peau légèrement ocre, mélange d'Asie et d'Afrique, le visage fin et les cheveux longs ; l'autre était plus latin, mais portait aussi les traits du mélange, harmonieux et délicat, du Sud de l'Amérique avec le continent noir. Ils ne purent pas se défendre de leur lien de parenté bien longtemps. Ils étaient tous deux très pragmatiques.

Quelques jours plus tôt, ils avaient reçu un courrier les invitant, billet d'avion à l'appui, à venir rencontrer « Maître Michalk » dans l'un des prestigieux bâtiments du « Financial District » de New-York. L'étude de l'avocat en question semblait se trouver sur Wall Street au 34e étage d'un gratte-ciel, ça ajoutait au mystère. Il ne leur fallut que quelques minutes pour prendre une décision et sortir de leur vie plus que passable.
Maintenant qu'ils se trouvaient en face d'un frère probable et d'une vieillerie à qui la nature avait offert de vivre sous la forme d'un humain, ils ne regrettaient ni l'un ni l'autre d'avoir fait le déplacement.

« Si je vous ai offert de venir, c'est que votre père avait pris quelques dispositions d'ordre financier et organisationnel concernant son décès. », reprit le morceau de papyrus, « Remarquez qu'il a eu près de vingt ans pour y penser et que cette solution lui a paru la plus adaptée au vu des circonstances. »

Leurs yeux bleus se croisèrent et ils virent que, pour l'autre, ce que venait de dire l'homme derrière le bureau, le notaire certainement, ou l'avocat, n'avait aucun sens.

« Si vous n'entendez rien à ce que je suis en train de dire, permettez moi de poursuivre, je pense que vous allez être éclairés par la suite. », dit-il d'une voix obséquieuse.
« Votre père, Stephen Wailand Washingtown, est actuellement incarcéré à la prison du comté, pour meurtre, il y a près de vingt ans qu'il attend la sentence de mort qui a été prononcée contre lui par la Cour Fédérale. », lâcha l'avocat, « Je supposais que vous étiez au courant. »

Mais, ils ne l'étaient ni l'un ni l'autre, et ils ne savaient d'ailleurs pas qui était leur père. Il était évident qu'ils en avaient un, mais leurs mères avaient refusé catégoriquement de faire allusion à lui. Maintenant, ils apprenaient qu'il avait été condamné par le Tribunal Fédéral à la peine de mort. Qu'avait-il pu faire après avoir fait deux fils à des femmes qui ne souhaitaient plus avoir le moindre souvenir de lui ?

« Et qu'est-ce que contenaient ces dispositions dont vous nous parliez ? », demanda Duan à la peau ocre.

Maître Michalk les regardait par-dessus la barre de ses petites lunettes hublots et laissa s'écouler quelques tic-tac avant de parler, comme s'il cherchait à trouver une formulation correcte pour sa réponse.

« Votre père a indiqué qu'il y aurait une condition à la poursuite de sa succession : vous devez le rencontrer et assister à son exécution. »

Les deux jeunes hommes se regardèrent un instant. Ce fut Karim qui prit la parole.

« Je ne peux parler que pour moi. Il n'est qu'une image pour moi. Une photo vieillie que ma mère a exhumée d'une malle qu'elle avait cachée au grenier. Il m'a manqué une partie de ma vie, et il n'a été qu'un fantôme. », dit-il doucement, « Et vous me proposez de rencontrer cette légende... Je ne vais certainement pas refuser, rien que pour savoir pourquoi ma mère m'a caché si complètement son existence. »

L'avocat regarda Duan à son tour.

« Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Si ce n'est que ça me paraît étrange qu'il souhaite que nous assistions à sa mort. »

Maître Michalk reste un instant arrêté, comme s'il s'était figé dans le temps.

« Votre père m'a donné des indications très claires, mais il ne m'a pas parlé de cet aspect de la chose. Je pense que je peux vous s'informer des raisons qui le poussent à faire cette demande sans rompre le contrat que nous avons passé. »

Il prit tout de même quelques secondes pour relire ses notes ainsi que pour mettre ses idées en ordre.

« J'ai rencontré votre père il y a presque trente ans maintenant. Il venait d'arriver à Manhattan et cherchait un emploi. Pour ma part, j'étais dans les primes aux tribunaux et il me fallait un bon chasseur pour faire face à mes adversaires. », dit-il, « Comme vous pouvez le voir, l'âge faisant, j'ai un peu évolué dans les affaires que je choisis. »

« Il a travaillé pour moi pendant cinq ans avant de devoir se faire la belle à son tour. Je ne suis toujours pas sûr de sa culpabilité, hors du fait que je suis son avocat. Comprenez-moi bien, j'ai défendu des personnes que je savais coupables, sans même qu'elles me le disent. C'est mon métier. Pour votre père, je crois que l'affaire est différente de celle qui a été jugée. Et j'ai peur que les décisions qu'il a prises ne se retournent contre vous. »

A nouveau, les deux frères échangèrent un regard.

« Je crois que nous avons tous les deux un peu de mal à vous comprendre, Maître. »

« Lors de notre première entrevue après son arrestation, j'ai pu conclure qu'il avait été victime de violence policière. J'ai donc demandé une enquête à mes autres chasseurs dans le but d'avoir un moyen de mettre le dossier de votre père dans la position d'une erreur de procédure et de le faire purement et simplement annuler. Au vu des informations qu'ils m'ont apportées, j'ai été dans l'obligation de laisser tomber ce type de défense. », poursuivit-il pour tenter de les éclairer.
« Il m'a déclaré qu'il avait été arrêté pour avoir braqué un drugstore. Etrangement, votre père n'a jamais eu besoin d'argent, même lorsqu'il m'a demandé du travail. J'ai donc eu quelques doutes et des difficultés à croire à la description qu'il m'a faite de la scène. Quand je les ai émises, il m'a simplement dit qu'il ne souhaitait pas mettre ses fils en danger, et qu'il allait plaider coupable. »
« Par la suite, il m'a fait comprendre que la raison qui allait le faire passer devant la Cour Fédérale n'était pas ce fameux braquage et qu'il avait été monté de toute pièce. Mais il ne souhaitait pas que j'enquête sur les faits réels. Il a ajouté que ça risquait de me faire disparaître moi aussi. »

« Vous avez dit qu'il souhaitait nous voir. », indiqua Karim, « Ça ne correspond pas à ce que vous venez de dire. Pourquoi ne souhaite-t-il plus nous protéger ? »

Le vieil homme fixa ses deux interlocuteurs quelques instants.

« Je crois qu'il veut maintenant vous prévenir du danger, je pense. », répondit l'avocat, « Mais je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il a réellement à vous révéler. »

« Je veux le rencontrer, même dans le cas où il n'a rien à nous dire de spécial. », dit Duan, « J'aimerais comprendre pourquoi il m'a ... il nous a laissés tomber. J'aimerais lui poser la question directement. »

« Il vous attend avec impatience, messieurs. », ajouta l'avocat.

Nehwon

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