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L'examen de la citrouille : Jordan

1.

L'appartement était petit, mais c'était un peu de liberté dans une vie d'enfermement. Il y avait aussi son ordinateur, et les lettres qui se juxtaposaient jusqu'à se transformer en des écrits plus ou moins réussis. Un bon moyen de tromper la solitude en créant des amis imaginaires. Jordan regardait, sur l'écran, la page blanche se remplir de symboles qui n'avaient pas réellement de sens, pour lui, les mots avaient une vie, le personnage qu'il décrivait vivait certainement quelque part dans les millions de mondes qui composaient potentiellement l'univers.
Il s'était demandé de nombreuses fois si c'était l'existence des personnages qui créait l'histoire ou l'histoire qui créait le personnage, une version étrange de l'œuf ou la poule, où la réalité avait une limite qui passait par l'imagination de l'auteur.

Il jeta un regard par la fenêtre, laissant les accords des guitares de Pink Floyd l'emporter vers des mondes étranges qu'il créait de toutes pièces. Dehors, le ciel était déjà bleu sombre, la nuit s'approchait, et les nuages s'amoncelaient. Il regarda un moment les choses étranges qui se dessinaient là-haut puis revient à son écran et à son clavier. Aujourd'hui, il n'avait pas pris la direction de l'université, il n'avait pourtant pas l'habitude de rater ses cours, mais il n'allait pas bien.
Etrangement, il ne se sentait pas fatigué, ni même déprimé, comme il en avait l'habitude. Il ne se sentait pas non plus particulièrement fiévreux, mais depuis le matin d'avant, le jour d'Halloween, sa vue se troublait régulièrement. Il avait pris un rendez-vous chez l'ophtalmologiste sans pour autant penser que c'était un problème physique, son esprit était plus clair, plus direct et plus vif, comme si l'environnement avait changé et que ce changement provoquait un bouleversement d'ampleur dans sa vie.

Il avait traîné un méchant mal de crâne toute la journée, mais il supposait que ça avait à voir avec ses troubles de la vue. Il commençait d'ailleurs à s'inquiéter. Ses correspondants virtuels l'avaient rapidement saoulé, non pas comme une vague impression d'ennui ou une colère, mais les caractères qui défilaient devant ses yeux lui avaient donné la nausée. Il fixa un moment l'écran et se demanda s'il serait capable de terminer les chapitres qu'il était en train d'écrire sans vomir. Il pensa qu'il n'avait pas le droit de faire ça à ses personnages, qu'il n'avait pas le droit de les laisser en plan au milieu d'une action. Mais son mal de crâne fut finalement le plus fort dans la lutte.

Il éteignit l'écran, comme à son habitude sans éteindre réellement la machine. Le ronron des ventilateurs le berçait pendant qu'il cherchait généralement difficilement le sommeil. Il se laissa tomber sur le lit dans la pièce sombre, éclairée uniquement des quelques diodes qui restaient sur les divers composants informatiques qui se trouvaient sur son bureau.

Il n'eut aucune difficulté à trouver le sommeil cette fois.

2.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, Jordan regarda instinctivement le réveil posé sur la table de nuit près de son lit. Le cadran rouge affichait 1h22 du matin.

« Et merde... », finit-il par dire en se passant les mains sur le visage pour chasser les dernières traces de fatigue, « Je vais encore passer une nuit blanche. »

Il eut un moment d'arrêt. Comment pouvait-il lire clairement les diodes luminescentes de son réveil à presque un mètre de lui sans ses lunettes qu'il portait depuis l'enfance ? Ces objets, qui lui avaient valu bien des sarcasmes de la part de ses petits camarades, étaient le seul moyen pour lui de sortir du brouillard qu'il rencontrait chaque fois qu'il ouvrait les yeux. Mais pas aujourd'hui, pas à cet instant, il voyait la pièce clairement comme jamais dans son souvenir, sans ses compensations optiques...

Dans la rue, au-dehors, il vit de nombreuses lumières. Comme à son habitude, il n'avait pas fermé les stores et la rue sombre ressemblait actuellement à un sapin de Noël couvert de guirlandes rouges et bleues. Ça semblait incroyable qu'autant de problèmes puissent avoir lieu en même temps dans un si petit quartier.
Il finit, piqué au vif, par allumer la télévision.

« ... C'est bien le cas, il n'y a plus un endroit de Paris qui n'ait pas été touché par l'épidémie et il semble, aux dires des services sanitaires, que la plupart des grandes villes et des villes de taille moyenne aient été elles aussi victimes de ce type de phénomène. Les hôpitaux sont submergés, les comateux arrivent par groupes et sont temporairement placés sur des brancards, qui commencent d'ailleurs à manquer. Les médecins avouent ne pas savoir quoi faire, surtout que les premiers examens prouvent que la plupart des victimes n'ont aucun autre symptôme que cet étrange coma. »

La présentatrice reprit :

« Vous confirmez donc que personne ne peut donner des précisions sur les raisons de ces épidémies de coma ? »

« En effet, Béatrice, nous ne sommes actuellement sûrs de rien. Les médecins ne semblent pas plus avancés que les autres scientifiques appelés au chevet des malades. »

« Merci beaucoup, Marc, nous restons à l'écoute et vous pourrez intervenir à votre guise pendant cette édition spéciale si des nouveautés apparaissaient. Nous vous rappelons les dernières nouvelles, dans cette édition spéciale de la rédaction de la Première Chaîne d'information, une épidémie d'une maladie inconnue plonge actuellement des dizaines de personnes dans un profond coma partout en France et plus particulièrement à Paris. Les médecins sont dépassés... »

Le téléviseur émit un clic quand Jordan appuya sur la télécommande.

« Mais qu'est-ce que... »

Il se leva, et vint se placer devant son PC. Il alluma l'écran qui confirma que sa vue était maintenant parfaite. Il regarda l'IRC qui défilait devant ses yeux. Plusieurs des chatteurs se demandaient ce qui était arrivé à l'un d'entre eux. Il retira le "away" de son pseudo et reprit la conversation.

« Qui est manquant ? », demanda-t-il rapidement.

« re Jor », répondit un des contacts, « Pénélope ne répond plus depuis une demi-heure. »

Jordan regarda la liste des participants. Pénélope était l'alias d'une de ses amies, Alice, qui habitait à quelques pâtés de maison de là. Il double-cliqua sur son pseudo. C'était une personne assez droite qui ne dormait pas avec son ordinateur allumé, elle avait l'habitude de dire au revoir avant de se déconnecter et elle ne répondit pas.

« Merde, Jor, c'est pas son style, elle ne reste pas co toute la nuit. », dit le contact dénommé Pimousse.

« Je sais, je vais tenter de l'appeler. », répondit Jordan aussi vite.

Il décrocha son téléphone et composa le numéro d'Alice en supposant que si elle dormait il allait se faire incendier. Le téléphone sonna, un, deux, trois, dix fois, sans réponse.

« Elle ne répond pas. », informa-t-il Pimousse, « Je vais voir si elle va bien. »

« Tu habites près de chez elle... », répondit l'autre, « Veinard, va... »

« Arrête donc tes conneries deux minutes, Pimousse, c'est pas le moment... », ajouta Jordan avant de se remettre "away".

Jordan mit des chaussettes et des chaussures, passa un pardessus suffisamment chaud pour l'époque et sortit.

3.

Alors qu'il arrivait au pas de course devant le bâtiment où vivait Alice alias Pénélope, il vit que plusieurs camions de pompiers étaient déjà présents. Il s'approcha se demandant ce qu'il allait dire si on le questionnait.

« Monsieur, faut pas que vous restiez là... », hurla un pompier sur sa gauche, « Vous allez gêner les secours. »

L'homme en costume noir et jaune s'approcha en courant.

« Monsieur... »

« Qu'est-ce qui se passe ici ? », demanda Jordan un peu choqué par l'afflux de service de secours, « Je venais voir si une amie qui habite ici n'avait pas de problème. »

« Elle habite dans quel appartement ? », demanda le pompier.

« 22A, deuxième étage gauche de ce côté de la rue. », répondit Jordan, « Alice Morvan. »

« Elle vient d'être emmenée à l'hôpital général, elle est dans le coma, Monsieur. », répondit le pompier, « Je suis désolé. »

« Combien y'en a t il d'autres ? », questionna Jordan en réponse.

« Dans le bâtiment ou dans la ville ? », répliqua le soldat du feu.

« Dans le bâtiment ... »

« Presque tous, ça fait près de cinquante personnes. »

« Comment... »

« Nous n'en savons pas plus que vous, et visiblement les médecins ne savent rien non plus. », répondit finalement le pompier, « Je suis désolé, mais il va falloir que je vous laisse. Promettez-moi de ne pas entrer dans le bâtiment tant que les secours sont à l'intérieur. »

« C'est promis. Je vais rentrer chez moi et attendre le matin pour aller voir mon amie. », répliqua Jordan.

Il rebroussa chemin, et pendant qu'il marchait, il sentit en lui comme une énergie étrange, une sorte d'écoulement électrique qui provoquait en lui une sensation diffuse et difficile à identifier.

Lorsqu'il posa sa main sur la poignée de sa porte, qu'il glissa les clefs dans la serrure, il eut comme un moment d'absence, l'environnement était tellement clair, tellement différent de la normale, tellement absurde par rapport à sa vision habituelle.

Il sentit, dans tout son corps, comme un violent élancement, un terrible haut-le-corps qui faillit le jeter à terre. Il entra précipitamment pour se laisser tomber sur son lit comme si cela pouvait fixer un peu plus clairement sa réalité. Mais ce ne fut pas le cas, au contraire, la position allongée provoqua une réaction plus violente encore. Toutefois, il ne tenta pas de se relever, son lit-alcôve l'assurait qu'il ne risquerait pas de tomber et de se blesser pendant que l'univers devenait fou autour de lui.

Il perdit conscience.

Il revient à la réalité alors que le soleil était haut dans le ciel. Sa chaleur douce d'hiver réchauffait son visage. Il se sentait étrangement léger, comme si rien ne pesait plus sur lui. Il chercha un repère dans la pièce. Comme lors de son précédent réveil, sa vue était parfaite. Il vit clairement la date... Il venait de dormir trois jours complet.

Il se sentait affamé, mais en forme, peut-être un peu différent de la normale aussi.

Il se leva et, s'appuyant sur le mur, se dirigea vers la salle de bain. Il se soulagea et tomba devant son miroir. Ses yeux, ils avaient changé, ils étaient violets, d'un joli violet profond. Il y avait d'autres changements visibles. Les cicatrices fines qui barraient son front avaient disparues.
C'est en s'étudiant un peu qu'il remarqua aussi que son corps était courbatu comme s'il avait effectué une activité physique importante le jour d'avant.

Tout cela le rendit perplexe. Il décida de voir où en était le monde avant de tirer des conclusions sur l'intervention potentielle d'extra-terrestres. Il s'arrêta à la cuisine, prit un paquet de biscuits chocolatés et se fit un café. Une fois servi, il se dirigea vers son ordinateur ainsi que la télévision qui y était accolée.
Il se demanda ce qu'il devait faire en premier. Il choisit finalement la consultation d'Internet en priorité. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se retrouver devant les sites d'informations les plus connus qui s'étalaient sur ses deux écrans grand format.

Trois jours seulement s'étaient écoulés depuis Halloween, mais c'était le chaos...

Nehwon

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