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Chronique des 5 Royaumes de Lorentis : Chant 11 - Vibrations incertaines

A ce point de mon histoire, lecteur, il va me falloir te donner quelques éclaircissements sur ce qui est arrivé dans le passé de nos jeunes amis, en particulier, la raison de la présence de Gabriel, déguisé et cachant son identité dans les Monts-Crocs après la Grande Guerre. Si mon récit est décousu, je te demande de m'en excuser. Les Marcheurs tels que moi ont tendance à ne plus penser le temps comme une ligne droite, surtout qu'il est complexe de conter ce type d'histoire en suivant une chronologie si restrictive et linéaire.

Comme tu l'avais certainement déjà compris, le 8e seau, pouvoir principal de la Terre de Maguis a été créé grâce à l'esclavage des deux jeunes gens, laisse-moi donc maintenant le loisir de te conter comment.

*
* *

Alors que le démon s'éteignait dans un gargouillis de bruits incongrus, Felys tenta de reprendre ses esprits. Il se trouvait dans l'école de magie de Castel Pierre-Lune, dans la cour principale, et dans son âme, c'était le chaos.
Des phrases dégoulinant de pouvoir vrillaient encore son esprit. Ses doigts brûlaient encore du Mana qui venait de renvoyer l'âme du démon vers les Royaumes Inférieurs, mais voilà que les connaissances qu'il avait accumulées disparaissaient aussi vite qu'elles étaient venues. Pas comme s'il les oubliait mais bien comme si elles ne lui étaient temporairement plus d'aucune utilité.
Il pouvait dire qu'il avait fait sensation de part son intervention. Ce garçon si jeune était capable d'affronter un démon de rang supérieur sans même sembler fatigué et sans risquer sa vie. Plusieurs des gardes le regardèrent avec un respect emprunt d'une certaine peur.

« Qu'ai-je fait ? », demanda-t-il d'une petite voix.

« Tu m'as montré comment te retrouver, jeune homme. », répondit une personne dans son dos.

Il connaissait cette voix, elle était claire, pleine d'une profonde sagesse et parfaitement posée. Il se retourna et regarda la personne qui venait de prononcer ces mots. C'était Tristan d'Opale, le Roi-Dieu, peau blanche, cheveux blonds, celui qu'il connaissait et respectait.

« Seigneur, j'ai vu tellement de choses dernièrement, que... », commença-t-il.

« Il y a une explication à tout et je ne crois pas que ce soit le meilleur endroit pour en parler. »

Ils se regardèrent un instant. Felys tenta de décider s'il devait lui faire confiance. Il décida finalement :

« Je ne partirai pas d'ici sans Emeraude. », dit-il.

« Je ne le concevais certes pas autrement. », répondit Tristan d'un sourire.

Comme si tout était arrangé, le Roi-Dieu regarda les gardes qui avaient pris place autour de l'arène d'entrainement, certainement pour faire face à la menace qu'il représentait actuellement, et soupira.

« Excusez mon indélicatesse, Gardiens. », commença-t-il sur le ton du respect, « Si j'ai forcé vos protections, c'est que je ne souhaitais pas que ce jeune homme puisse être blessé par la créature qu'il affrontait. Mon intervention n'a toutefois pas été nécessaire. La vôtre ne le sera pas non plus, »

Quelques uns sourirent à ces phrases, persuadés que personne ne pouvait égaler la puissance des mages qui avaient créé l'académie et réalisé les protections qui la gardaient. Ce ne pouvait être qu'un fou, un illusionniste et un manipulateur talentueux. Ce fut l'Archimage Naticia qui intervint.

« Allons, Gardiens, rangez vos armes. Traitez donc notre visiteur avec la distinction qui sied à son rang, et tâchez de faire la différence entre vos ennemis et vos alliés. Utilisez les sens qui vous ont été donnés pour prendre conscience d'une bataille à tenter et le moment où la fuite est la seule solution. Je ne m'aventurerais pas à affronter le seigneur Tristan d'Opale, même dans ma propre tour avec l'aide de mes serviteurs et servants magiques. »

Plusieurs gardes blêmirent après avoir appliqué les conseils de Naticia, leurs sens magiques attestant de l'état déique de leur visiteur. Les armes furent baissées et rangées.

« Je comprends le sacrifice qu'auraient certainement fait plusieurs de ces jeunes gardes. La plupart ne sont pas si imbus de leur personne comme vous semblez le penser, Maîtresse Naticia. », reprit Tristan, « Plusieurs semblent encore penser qu'il est de leur devoir de combattre l'ennemi au prix de leur vie, que c'est leur charge. »

« C'est une stupidité qui correspond plus à un militaire qu'à un mage, Sire d'Opale. », dit l'Archimage, « J'ai du mal à croire que mes propres gardes seraient prêts à sacrifier leur vie au lieu de prendre les mesures pour protéger les occupants sans défense de ces murs, en leur permettant d'échapper à l'affrontement. »

« Nous n'avons décidément pas la même tactique concernant les conflits. Je me souviens maintenant pourquoi je n'affectionnais pas les rencontres que j'eus pu avoir avec vous. », répliqua-t-il sans ambage.

« Excusez-moi, je ne souhaitais pas vous offenser. », corrigea-t-elle promptement en se souvenant qu'il était le général de l'armée des Cinq Royaumes.

« Si vous l'aviez fait, je crains que vous n'eussiez pu vous excuser. », répondit-il pour clarifier, « J'ai tendance, comme tous les guerriers, à être prompt à la colère. »

La tension était remonté d'un cran, Mylianne sortit en courant des bâtiments de l'école, suivie par le capitaine des gardes.

« Tristan, ici ? », s'écria-t-elle, « Qu'est-ce que ton esprit tordu a encore réussi à inventer ? »

« Bonjour à toi aussi, Mylianne. », répondit-il en souriant.

Elle le regarda un instant l'air soupçonneux, puis elle finit par reprendre :

« D'accord, tu es intégré dans le paradigme de ce plan... rangé des conflits ? »

« Je ne dirais pas ça comme ça. », répondit-il, « Mais parfois les affrontements physiques sont aussi nécessaires que les ruses et embûches politiques et magiques. »

« Tu sembles connaître ces enfants, tu comptais peut-être les instruire sur leurs capacités ? », attaqua-t-elle, agressive, « Ou peut-être faire comme pour moi et les sortir de l'échiquier, histoire de garder la place pour toi ? »

« Ces enfants, comme tu dis, ne sont pas de simples Marcheurs. D'après ce que j'ai pu voir, ce sont même bien plus que des Modeleurs. », expliqua-t-il sans s'émouvoir, « J'ai bien l'impression que je suis tombé par hasard sur l'émergence de Gardiens. »

« Il n'y en a normalement qu'un seul par éon », contredit-elle, « et entre-plan possède déjà son Gardien. »

« Peut-être faut-il envisager que nous arrivions prochainement à la fin de cet éon alors... »

*
* *

Nas regardait ses armées mortes-vivantes détruire le dernier bastion orc des Terres de la Confédération d'Orgmarks. Son palefroi de cauchemar piaffait comme un vrai cheval sous son assise, et Nas savait parfaitement qu'il avait envie de brouter des âmes. Il le contrôla en serrant les rênes magiques. Généralement, ce type de carnage n'était aucunement éprouvant pour un Hymnode Funébre. Ce n'était ni son premier, ni son plus terrible génocide, mais quelque chose avait touché son esprit non-mort.

Depuis quand n'avait-il rien éprouvé ? La question tournait dans sa tête depuis un moment, plusieurs nuits en fait.

Il tenta de se souvenir du moment où son âme avait senti le déclic. Il n'y arriva pas. Il savait que ça avait à voir avec les deux jeunes garçons que le Maître lui avait confiés. Alors que les cris d'horreur lui parvenaient de la ville en contrebas, il tenta de faire le vide dans son esprit. Qu'y avait-il de différent dans les réactions de ces gamins ? Ils étaient vivants, au début d'une existence de souffrance et de malheur. Que pouvaient-ils avoir éveillé en lui ?

Etait-ce la peur qu'il avait vue dans les yeux d'Emeraude ou de Felys quand ils avaient découvert pour la première fois la Cathédrale des Ossements ? L'embarras qui avait fait rougir Felys face aux Succubes ? Simplement la chaleur de leurs âmes pures ? Il était incapable de chasser cette rencontre de son esprit.

Deux Wight poussèrent le chef du village, un Orc massif, devant lui.

« Maître, voici le dernier survivant, c'est le chef du village. », dit le premier garde mort-vivant.

L'Orc regardait Nas dans les yeux sans ciller, fier. Le second garde, à sa droite, lui brisa le genou pour l'obliger à plier.

« J'aimerais que tu répondes à une question, Orc. », dit Nas d'une voix monocorde, « Qu'est-ce qui fait que tu continues à t'opposer à moi alors que tous ceux que tu connais sont morts et sous mon contrôle ? »

« Tant que j'aurai le moindre espoir de vivre, je te combattrai, cavalier mort. », dit l'Orc difficilement, « J'ai un avantage sur toi, j'ai encore des émotions pour me permettre de te vaincre. J'aurai ma vengeance. »

C'était cela. Il avait vu de l'espoir dans les yeux des enfants. Ils avaient tous deux espéré que lui, Nas, puisse faire quelque chose pour les aider. Ce qu'il ressentait maintenant, était-ce du remord pour ne pas avoir choisi cette voie ? Depuis quand n'avait-il rien fait par lui-même ? Depuis quand n'avait-il pas simplement espéré ?

« Tu m'as déjà vaincu, Orc. », dit le seigneur Nas, « Tu as réussi à me faire douter. »

Nas saisit son luth. Lorsque les premières notes de la Lithanie Funèbre s'élevèrent, elles avaient plus de vigueur qu'elles n'en avaient jamais eu. Et contrairement à toutes les fois où il avait joué cette mélancolique mélodie, elles brisèrent les chaînes des âmes en peine qui se trouvaient sur le champ de bataille, libérant les morts-vivants de leur servitude. Même les gardes, dans un dernier regard d'une incompréhension parfaite disparurent de leurs corps momifiés par les années, qui tombèrent instantanément en poussière lors de leur dernier souffle.
Nas descendit de son palefroi, et regarda l'Orc.

« J'ai le pouvoir de te permettre de te venger. Apprends que je ne suis pas l'artisan de cette destruction. », dit-il, « Je ne suis que l'instrument de ton malheur, et avant toi, j'ai subi la même horreur. La seule différence entre nous, c'est que j'ai perdu l'espoir. Tu fais partie de ceux qui me l'ont redonné. Allions-nous dans un but commun, la vengeance. »

Nas tendit la main au guerrier Orc. L'Orc manifesta son étonnement d'un grognement.

« Tu auras plus d'explications plus tard, nous n'avons pas le temps de nous perdre en palabres. Morgoroth sait déjà que je l'ai trahi. Accepte ou affronte-moi, mais décide maintenant. », dit Nas en traçant quelques notes vigoureuses sur son luth. L'Orc entendit son genou craquer une seconde fois en se remettant en place. Sans plus d'émotion, Nas lui tendit sa hache.

« Choisis, mais fais vite. », ajouta-t-il devant le regard interrogateur de l'Orc.

Que pouvait faire l'Orc, l'attaquer ? Il le supposa suffisamment téméraire pour le faire en effet, mais ce ne fut pas le cas. Il se contenta de se relever et de se préparer au départ.

« Très bien, quel est ton nom, compagnon ? », demanda Nas.

« Je me nomme Orgmarks, comme ma contrée que tu viens de décimer au nom de ton maître, cavalier. », dit l'Orc, « Qui es-tu donc ? »

Nas se le demandait maintenant, il y avait eu une vie avant cette non-mort de près de 600 ans. Il réfléchit quelques minutes, même si le temps pressait.

« Je suis Nasthaziel d'Alluviel, le troisième prince des contrées elfiques, asservies par Morgoroth lors de la conquête de Troos la maudite, il y a plus de 600 ans. », finit-il par déclarer.

« Que c'est pompeux. », rit l'Orc, « Tu es comme moi, un noble sans terre, sans sujets et sans espoir de les retrouver. Tu existeras pour ce qu'il te reste, la vengeance... »

« Tu te trompes, Orgmarks, il me reste bien plus. Il me reste à protéger ceux que je devais détruire, et surtout à me faire pardonner mon inexcusable comportement envers deux enfants qui m'ont libéré. Et par ailleurs, je suis déjà mort, la vie ne compte plus pour moi. »

Nas se tourna vers les restes de la ville, brûlant et fumant encore des massacres et des pillages de l'armée morte-vivante. Il reprit son luth et entonna, pour la première fois en près de 600 ans, le Grand Requiem Sacré, chant salvateur qui offrit aux âmes qui n'avaient pas déjà quitté les lieux le repos éternel et la délivrance. Une fois que ce fut fini, il enfourcha son palefroi, qui renâcla un peu, puis il invoqua un cheval fantôme pour son compagnon.

« Ce ne sera pas aussi agréable qu'un vrai destrier, mais celui-ci est infatigable et capable de voler. », dit Nas.

« La seule chose qui m'importe, c'est notre destination. Si j'avais dû courir à tes côtés, je l'aurais fait. », répondit Orgmarks.

« Peut-être devrais-je aussi réviser mes préjugés sur les Orcs, ce serait salvateur. », conclut Nas.

Il lança son propre cheval de cauchemar au galop.

*
* *

Gabriel, Zéphyr et Illian virent les murs de la pièce, à la lumière douce et à la tendre chaleur, onduler, comme s'ils étaient en train de se préparer à fondre.

Ils se regardèrent. Ania soupira.

« Je suppose qu'elle a réussi, ce qui signifie qu'il y a eu des morts. », dit-elle sombrement.

Ils sortirent précipitamment de la maison et regardèrent dans la direction d'où ils étaient venus, quelques heures auparavant. Il y avait là une sorte de zone trouble dans la réalité, non pas comme un portail, mais comme un lent changement qui menait du Demi-Monde au chemin couvert de fil blanc d'araignée dans les Royaumes.

« Regardez ! », cria Illian en indiquant les piliers sacrificiels, « Ils sont vides. »

De l'autre côté du portail dimensionnel, il n'y avait qu'une personne qui attendait, c'était une Elfe Noire aux yeux d'un rouge brillant, et au physique parfait.

« C'est ma soeur. », murmura Ania, perplexe, « Ethanahelle est seule et elle a réussi à briser le sceau du Demi-Monde sans l'aide de la Déesse Araignée. C'est incroyable. »

Les garçons la regardèrent. Elle était partagée entre l'envie de revoir sa soeur et la haine qu'elle avait développée du monde des Elfes Noirs.

« Peut-être a-t-elle changée ? », avança Gabriel, « Je n'ai pas l'impression qu'il y ait que toi qui aies le droit de sortir de cette prison. Si tu lui laissais simplement une chance ? »

Elle le regarda, puis regarda Zéphyr. Elle lui tendit son bras. Il ne comprit pas tout de suite, et Illian dut lui donner un coup de coude dans les cotes pour qu'il finisse par soutenir de son propre bras celui de l'Elfe.

Ils marchèrent vers le chemin-cocon, si proche d'eux. Plusieurs prisonniers habitants du Demi-Monde tentèrent eux aussi leur chance. Personne ne fut tué, personne ne rencontra le mur invisible qui empêchait normalement ceux qui n'avaient pas été choisis de sortir de la prison magique. Tous purent retrouver leur liberté.

Gabriel fixait la Reine des Araignées depuis qu'elle était apparue devant eux alors que la réalité décalée du Demi-Monde s'effaçait. Elle était si étrangement différente des Elfes qu'il avait pu rencontrer, si étrangement évanescente et si intemporelle, irréelle. Il se demanda ce qu'elle était réellement, certainement pas une créature de ce monde. Puis, cette impression disparut, comme elle était venue. Il vit la Reine des Araignées, crainte dans le monde entier pour les pouvoirs que lui conférait la Déesse Loth, sourire comme aurait souri une petite fille. Il trouva ça déplacé.
Elle accueilli sa jeune soeur avec chaleur, comme personne n'avait jamais vu le faire la Reine des Araignées.

« Ca a été tellement long sans toi, petite soeur. », dit-elle, « J'ai maintenant besoin de ton aide. Ce monde est prêt à subir un immense changement, et il est hors de question que je sois la seule à voir cela. »

Hébétée par l'accueil, Anya la regarda un moment.

« Tu sais qu'Elle ne te laissera pas faire, n'est-ce pas ? », murmura Anya.

« Je sais surtout que je n'ai plus besoin d'Elle, et que les Drows, non plus. Nous sommes libres du joug qu'elle a toujours porté sur nous. J'ai maintenant le pouvoir de retisser notre destinée. », dit-elle avec ferveur.

Elle regarda Zéphyr avec des yeux étranges pendant quelques minutes.

« Tu as bien choisi ton compagnon. », dit-elle, « C'est un Marcheur. Tristan m'avait dit que ça pouvait arriver. »

« Ce n'est pas mon compagnon. », dit-elle rapidement, « ... pas encore... et je ne sais pas s'il le souhaite. »

Elle tourna les yeux vers Zéphyr qui avait réagi assez peu discrètement à la première partie de sa phrase. Il rougit assez vigoureusement lorsqu'il intégra la seconde partie, ce qui ne prit qu'une fraction de seconde de plus.

« Nous en reparlerons, une fois que mon travail sera terminé. Aide les prisonniers du Demi-Monde à sortir le plus vite possible. Pour ma part, je vais corriger l'erreur qui a été faite par nos ancêtres sur ces terres. »

Et elle disparut.

Nehwon

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