Ethan courait.
Les bâtiments de l'étrange université défilaient à une vitesse assez peu naturelle dans son champ visuel, mais il en avait l'habitude. Il savait qu'il y avait quelque chose d'anormal et après réflexion, ça ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose. Il savait que les archimages avaient projeté de mettre en place la solution qu'ils avaient finie de mettre au point dans l'après-midi. L'information qu'il portait pouvait tout remettre en cause, en particulier la sécurité.
Il avait arrêté le combat entre Nicolas et Killian dans la matinée et ce n'était pas le seul incident qui avait eu lieu dans l'Université depuis le lever du soleil, c'étaient des coïncidences qui devenaient fâcheuses. Killian lui avait finalement avoué qu'il avait discuté avec plusieurs personnes dans la soirée précédente et que c'étaient elles qui l'avaient convaincu que les archimages étaient les responsables de son état actuel. Il était tombé en larmes lorsqu'il avait finalement avoué que ses parents l'avaient poussé à venir ici, et qu'il se sentait responsable de les avoir abandonnés dehors.
Si cela ne surprenait pas réellement Ethan, cette soudaine réaction du novice s'ajoutait à nombre d'autres détails qui indiquaient que l'on semait purement et simplement le désordre. Il avait déjà remarqué que les foules ne demandaient généralement pas de coupable pendant les événements, mais après ou avant.
Et puis, il y avait eu la découverte de ce corps, un jeune diplômé de vingt-cinq ans, nommé Thomas Duprès. Il était mort lors de la première des émeutes, pourtant rien n'avait laissé penser qu'il n'assurait pas les préparatifs de cours qu'il se devait de faire. C'était troublant. Ce qui l'était encore plus, c'étaient les circonstances de sa mort. Rien à voir avec une overdose, un suicide ou un accident, sa carotide avait été broyée. Et un meurtre d'un jeune diplômé rimait avec danger. Il passa par l'accueil qui ressemblait plus à un camp retranché ou à un bureau d'enregistrement de camp de réfugiés qu'à une administration de campus universitaire.
« Excusez-moi, » demanda-t-il à la seule personne qui lui sembla capable de lui répondre dans le désordre ambiant, « auriez-vous la possibilité de me renseigner sur un des habitants des résidences universitaires ? »
La jeune femme, métisse afro-asiatique certainement, au visage fin et marqué par la fatigue, le dévisagea.
« Vous êtes l'aide de camp des Archimages ? Je pense que je dois pouvoir encore faire cela, à condition que le système informatique fonctionne correctement. C'est un peu difficile pour lui, actuellement, il n'est pas prévu pour cela. »
Elle indiqua les personnes qui affluaient auprès des bureaux pour le recensement. Ethan se pencha sur son badge accroché à la poitrine. "Abigaëlle Mont-Rouge" indiquait-il, la ligne suivante était marquée : "Responsable Informatique".
« Je suis désolé, mais vous semblez la seule personne disponible et c'est assez urgent, Mademoiselle Mont-Rouge, ajouta-t-il.
- Peu importe, depuis le début de la journée, j'ai fait un peu de tout, pourquoi pas de l'accueil.
- Il me semble que ça va plus ressembler à ce que vous avez l'habitude de faire. Il me faut l'emploi du temps et les allers et venues de M. Thomas Duprés, qui résidait Bâtiment 4 chambre 225. »
Elle chaussa des lunettes et regarda le moniteur à écran plat qui se tenait devant elle. Elle indiqua un certain nombre d'informations à l'ordinateur puis releva les yeux, un peu décontenancée.
« - M. Duprès n'est pas le jeune homme qui a été assassiné dans sa chambre et que l'on a retrouvé hier ?
- On ne peut rien vous cacher, Mademoiselle.
- Alors nous avons un problème de sécurité... ou un mort-vivant. »
Elle tourna son écran vers Ethan qui put constater que le mort venait d'entrer dans le bâtiment principal de l'université et avait justifié son intrusion dans les quartiers des professeurs par sa participation à un rituel, avec un code d'urgence.
« Bon sang. », dit-il pour lui même, « J'ai peur que ce ne soit pas seulement un problème de sécurité, je crois que c'est une tentative de meurtre. Mlle Mont-Rouge, pourriez-vous annuler son autorisation sur l'ensemble du campus, et merci de prévenir les mages de combat, qu'ils se rendent dans la salle de la fontaine de toute urgence. »
Elle lui répondit par un hochement de tête pendant qu'elle commençait les procédures.
Ethan se dirigeait maintenant vers la fontaine. Bizarrement, il avait l'impression que c'était le moment d'importance qui mettrait un point final à l'organisation du piège politique qui les avait tous amenés au bord du gouffre. Ce qui signifiait que Mercurey n'était lui aussi qu'un rouage dans l'engrenage de ce grand jeu de massacre. L'assassin avait très bien choisi son moment, la proximité de la fontaine de mana empêchait toute communication avec les personnes qui se trouvaient à l'intérieur de la salle, aussi bien par moyen magique que par moyens conventionnels.
Il fut enfin en vue du bâtiment, dont la cour centrale recelait la fontaine de Mana. Les lumières qui provenaient de l'ensemble de fenêtres lui indiquaient que le rituel était sur le point de débuter si ce n'était déjà fait.
Il arrivait certainement trop tard.
*
* *
La salle de la fontaine que Jordan chérissait comme peu d'endroit dans l'université avait été débarrassée des fioritures qui en faisaient un endroit si agréable d'ordinaire. Les préparatifs lui avaient arraché le coeur, mais il savait qu'il n'avait pas grande marge de manoeuvre, vu l'évolution de la situation. Les bords du cercle du Mandala avaient été dégagés assez facilement de la gangue de pierre qui servait de sol à l'endroit. Ils apparaissaient maintenant en volutes complexes enfoncées dans le sol à presque vingt centimètres dans le granite noir.
Jordan espéra qu'il ne présumait pas trop sur l'avancée de sa théorie sur les demi-univers. C'était une grande première qui ne devait pas être un échec, car ils n'auraient sûrement qu'un seul et unique essai. Il regarda autour de lui. La salle était encore silencieuse, les assistants, de jeunes diplômés, s'acharnaient à apprendre au mieux le rituel assez simple qu'ils auraient à pratiquer. L'ensemble de l'Acte reviendrait aux trois Archimages, qui devraient maintenir suffisamment longuement un état de stabilité au nouveau domaine entre les mondes pour qu'il devienne une poche de réalité dans un chaos changeant d'incroyables courants d'énergie. Pour cela, leurs esprits devaient être entièrement dédiés à cette tâche cyclopéenne. Il était hors de question que les obligations d'un acte aussi puissant de haute magie ne les distraient ne serait-ce qu'un moment. C'était donc le rôle des assistants, suppléer aux tâches nécessaires telles que le contrôle des flux énergétiques extérieurs ainsi qu'à la bonne santé aussi bien métaphysique que physique des officiants. Vu la nécessité, ce n'était pas des tâches aussi ingrates que cela.
Jordan soupira et regarda ses compères, eux aussi dans cet espèce de trac intense qui leur servait à rester un peu terre-à-terre quelques secondes avant de disparaître dans l'univers de la Magie. Tous les trois, ils savaient parfaitement qu'un échec signifiait invariablement leur mort mais aussi la mise en péril de près de huit cent personnes. Ils se regardaient, le visage cireux et tendu et finirent par hocher la tête, pour se donner du courage.
« Allons-y. », dit simplement Jordan, « Que ceux qui n'ont pas de tâches à effectuer dans l'enceinte de la fontaine sortent. Les radiations magiques seront très importantes, nous ne savons pas ce qu'elles feront sur ceux qui resteront. »
Il se tourna vers les assistants.
« Jeunes gens, c'est le point de non-retour, une fois que le rituel aura commencé vous ne pourrez par revenir en arrière. Dans les premières secondes, un cocon mana sera créé et vous n'aurez simplement plus aucun moyen de sortir de cet endroit. Si certains d'entre vous souhaitent revenir sur leur décision, c'est le dernier instant et nous ne vous en tiendrons aucune rigueur. », indiqua-t-il sur le ton de la conversation.
Personne ne bougea.
Nicolas s'était installé dans un coin de la pièce, la Dame, qui ne le quittait plus, lui indiqua que les archimages auraient certainement besoin de lui dans le futur mais elle resta terriblement évasive sur les raisons. Il regardait ses amis se mettre en place autour de la fontaine avec une certaine appréhension. C'est alors qu'il sentit les poils de tout son corps réagir à la charge d'énergie environnante. Il sut que le travail des Archimages venait de commencer, ils polarisaient la charge neutre pour la rendre utilisable pour leur dessein.
La porte s'ouvrit en grand et Ethan balaya la salle d'un regard. Instantanément Nicolas sut que c'était un très mauvais présage, il sauta sur ses pieds et se dirigea vers Jordan, ne sachant pas exactement ce qu'il allait faire.
Alors que Ethan cherchait dans la pièce une cible qu'il ne trouvait pas, un homme réagit bizarrement. Il laissa tomber les cristaux de mana qu'il tenait dans les bras et s'élança vers Jordan.
« C'est lui », murmura la voix d'outre-monde qui parlait dans la tête de Nicolas, « Tu dois le tuer. »
Il se contenta de se mettre à courir vers son maître.
L'homme était maintenant à portée de bras de Jordan, en transe, hors de son corps, incapable de réagir. Ethan venait d'apercevoir le mouvement, mais la cible était très largement hors de portée. Il s'élança à son tour.
L'assassin n'eut le temps de porter qu'un seul coup. Un instant plus tard, il se trouva sous les assauts combinés de plusieurs des assistants et sous les coups d'Ethan qui comptait bien lui régler définitivement son compte. Nicolas crut d'abord que l'homme n'avait pas eu le temps de mettre en application son plan. C'était une erreur. Une ligne rouge se dessina dans le dos de Jordan qui s'affaissa rapidement sur le côté droit. Aucune arme n'était visible dans les mains du bourreau pourtant les dégâts étaient terrifiants et sanglants. Nicolas n'eut que le temps d'éviter que la tête de Jordan ne frappe contre le sol. Il n'aurait d'ailleurs pas pu être d'une plus grande utilité pour limiter la chute de son maître de part sa faible corpulence.
L'assassin était plaqué contre le sol par les bons soins d'Ethan et il regardait son oeuvre en souriant. Les autres Archimages toujours absents, hors de leurs corps semblaient maintenant souffrir de l'absence de leur ami. La sueur glissait sur leurs visages qui se marquèrent rapidement de rides de douleur. Nicolas regarda Jordan, puis Vincent et Stéphane. Il se leva et vint prendre la place de son Maître sur le bord de la fontaine.
Il regarda l'assassin.
« J'ai réussi ma mission, je peux mourir en paix. », cracha celui-ci au regard glacial de l'enfant.
« Prie pour ne pas passer de l'autre côté. La souffrance n'est que plus terrible sans l'espoir de la mort. », répondit-il avant de se retourner.
Et pour la première fois, il laissa s'échapper de lui le feu-mana, qui consolida l'édifice créé par le sang et la volonté de son Maître.
Fin du Livre I
A suivre dans Ailleurs...
