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Chronique des 5 Royaumes de Lorentis : Chant 01 - De sang et de guerre

Loin devant les murailles de pierres noires d'Astius se dressaient les tours de guets édifiées là par le roi Chilberic, seigneur du Comté des Marches. Elles avaient une raison d'être bien sûr, une raison importante. Elles devaient prévenir la guerre entre les Marches. Elles n'avaient servi à rien. Bien sûr, l'âme des hommes est prévisible, mais bien des forces obscures travaillent pour la faire devenir encore plus prévisible.

Peut être devrais-je me présenter avant de continuer mon récit. Je suis Thurène des Thauraug, Roi-Dieu d'Opale, Marcheur des Plans et Voyageur devant l'Eternel. Ce qui me reste de mes voyages est une part de souvenir. Même un Dieu possède des souvenirs et certains d'entre eux sont dignes d'intérêt. Je me souviens de la fin du Royaume de Lorentis, j'en suis en partie l'instigateur. Parfois la destruction sert la création d'un nouveau monde et c'est mon propos aujourd'hui. Tout commence à l'âge de raison d'un jeune garçon. Pourquoi avoir choisi celui-ci, et bien, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, mon récit perdrait de son intérêt. Reprenons...

Le ciel lourd se fermait encore un peu plus, ce matin de novembre où le roi d'Astius guida son fils vers les remparts du Nord. De ce promontoire imposant, les sécurisantes tours de garde des remparts intérieurs semblaient bien petites et surtout bien lointaines. Devant Gabriel s'étendaient les Terres Dévastées, nommées ainsi après le cataclysme par les Anciens qui considéraient leurs formes comme la marque d'un Primat.
Le Royaume d'Astius était le plus vaste des domaines des Marches du Nord. Ce n'était pas un endroit très agréable à vivre ni très chaleureux. Pendant les six mois d'hiver, le vent froid venu du grand nord gelait les terres et dévastait de son blizzard les champs et les terrains déjà peu fertiles.

Mais il n'était rien par rapport à la rudesse des habitants. Peu parmi le peuple d'Astius n'avaient jamais perdu un ami ou un parent sous les coups d'un voisin ou d'une connaissance. Ceci devait certainement être dû au sang de Géant qui coulait dans leurs veines depuis les temps immémoriaux de la création du continent de Korin.

Chilberic IV, roi d'Astius depuis la naissance des Grandes Marches, regardait le ciel s'assombrir encore. Son regard était dur et son visage fermé. C'était un homme aussi solide que son pays, d'une forte stature et d'une imposante dureté. Son visage carré reflétait généralement sa détermination et ses émotions. Il avait des yeux d'aigle, perçants et inquisiteurs. Il portait les cheveux en catogan, plus pour son coté pratique que pour l'esthétique. Sa barbe fournie et bien taillée renforçait encore son imposante stature.

C'était un monarque relativement aimé, bien que la guerre qu'il menait contre les armées des Marches de l'Est commençait à durer et le rendait assez impopulaire.
Son seul problème, en fait, était qu'il était tombé amoureux d'une Elfe de sang noble et qu'il avait eu un fils. Pas d'alliance maritale possible avec les autres royaumes dont les héritiers n'étaient que des hommes. Et puis, ce fils ne correspondait pas à ses attentes.

Gabriel était grand et fin pour ses onze ans. Le sang d'Elfe qui coulait dans ses veines avait fait de lui une perfection qui ne pouvait être égalée même dans la sculpture des plus parfaites cathédrales. Son visage était un mélange harmonieux de la grâce de sa mère et de la dureté de son père. Toutefois, il avait aussi hérité de sa génitrice le calme et le goût pour les Arts qui seyait aux Elfes. Pour un Humain, il aurait certainement été un génie. Toutefois, son père voulait un guerrier.

Gabriel attendait patiemment que son père se décide à expliquer la raison pour laquelle il l'avait sorti de son lit de si bonne heure. Il ne se sentait pas le coeur à ouvrir la conversation. Une boule douloureuse s'était formée dans sa gorge, redoutable présage d'une catastrophe à venir. Il resta le plus immobile possible, espérant que son père ne veuille que lui faire un de ses longs discours sur son devoir et sur son pays. Mais, vu le regard dur du roi, il n'espéra pas longtemps.

«Tu vas devoir faire tes classes, mon fils, il est temps de devenir un guerrier.»

Le roi semblait avoir longuement réfléchi entre les différentes solutions qui s'ouvraient à lui. La reine Eluianor lui avait longuement vanté les mérites de la grande école de magie d'Horus-la-Trois, qui devrait selon elle faire devenir son fils un archimage qui offrirait à Astius la sagesse d'un thaumaturge et la justice des lois des mondes «par delà les mers». Mais il en avait décidé autrement.

«Suis-moi, je vais te présenter le nouvel instructeur.»

La caserne fourmillait déjà d'activité alors que le soleil n'avait pas passé la barrière des montagnes. Une dizaine d'homme mangeait des choses indéfinissables, les yeux encore bouffis de sommeil. D'autres passaient d'un côté puis de l'autre transportant armes et armures. L'odeur était aussi désagréable que le tableau qu'offraient les recrues de l'armée d'Astius.
Le roi passa, visiblement très à son aise. La plupart des hommes se mettaient instantanément au garde à vous sur son passage. Ils se dirigèrent vers l'un des bureaux qui se trouvait au fond de la caserne. Un endroit bien rangé, propre et bien éclairé qui dénotait énormément avec le reste du bâtiment. Le roi frappa à la porte, chose étrange pensa Gabriel.

«Entrez !»

La réponse avait été donnée d'un ton militaire, mais d'une voix trop chantante pour être celle d'un natif du pays. Le roi poussa la porte et entra.

«Eltahir !» s'écria le roi d'un voix enjouée, «ça faisait longtemps que je voulais te revoir !»

Gabriel découvrit un homme fin et très musclé. Le visage étrangement sombre mais pourtant fortement charismatique. Il regarda un instant la personne qui venait de pénétrer dans son bureau et sourit.

«Chilberic, je n'aurais jamais cru te revoir avec une couronne.»

Suivit une accolade très militaire, qui fut toutefois teintée d'une pointe de chaleur qui ne correspondait certainement pas aux deux personnes présentes. Gabriel attendit patiemment qu'ils finissent leurs retrouvailles. Il détailla les tatouages qui s'enroulaient de façon complexe sur les bras et avant-bras du maître d'armes. Il remarqua enfin les oreilles en pointe de l'homme qui devait être un Elfe.

«Voici mon fils», commença le roi, «Je veux que tu te charges de l'éduquer dans l'art de la guerre.»
Le maître d'armes s'approcha de Gabriel et l'examina d'un oeil connaisseur.
«Il est un peu jeune, ne crois-tu pas ?»
«Il a onze ans, c'est l'âge de prendre ses responsabilités.»
Le ton du roi était un peu dur.
«Hum, son aura est puissante. Pourquoi pas l'académie de magie d'Horus-la-trois ?»
Le roi se rembrunit instantanément.
«Vous êtes bien tous pareil, vous, les Elfes, c'est mon fils, et il deviendra un des plus puissants guerriers de tous les temps ou il mourra en essayant.»
Gabriel frémit en entendant son père parler de son futur. C'était donc cela la catastrophe imminente.
«Très bien, je me charge de son éducation. Je te dois bien cela !»

Le roi repassa la porte, d'un pas furibond. Il n'offrit pas le moindre regard à son fils en sortant. Son visage dur dissuada Gabriel de tenter de le supplier.
Le commandant Eltahir se dirigea vers lui.

«Je sais ce que tu ressens. Ça ne va pas être une partie de plaisir, mais tu verras que ce n'est pas aussi dur que tu peux l'imaginer.»
Gabriel ne s'attendait pas à voir un sourire de compassion sur le visage rude de l'Elfe. Il ne sut pas quoi dire.
«Ne te force pas à dire merci. Ce ne serait pas approprié à la situation.»
Gabriel ne bougea pas, attendant comme une sentence, ce qui allait suivre.
«Viens avec moi. Je vais te montrer l'endroit où tu vas vivre à partir de maintenant.»

Gabriel suivit le maître d'armes dans les dédales de la caserne pleine de militaires plus ou moins bien réveillés, et plus ou moins patibulaires. Certains se mettaient au garde-à-vous sur leur passage, d'autres semblaient montrer les dents. La xénophobie envers les Elfes n'était pas une légende.

Gabriel se força à ne pas écouter les railleries qui provenaient de certaines tables sur leur passage. Beaucoup auraient préféré voir un prince grand et fort, pas un avorton bâtard comme celui qu'il leur était donné de voir ici. Eltahir le conduisit vers une salle, dans le fond de la caserne. Là, une vingtaine de lits étaient alignés les uns près des autres. Ils étaient tous occupés par des garçons qui ne devaient pas être plus vieux que Gabriel. Le maître d'armes traversa la pièce après avoir refermé la porte. Plusieurs avaient ouvert un oeil apeuré, à cause du bruit qui provenait de la salle commune. Gabriel ne comprit pas leur réaction. L'homme ouvrit une porte au fond de cette chambre. Derrière, une petite pièce d'une dizaine de m² comportait un lit, une armoire et de quoi faire une toilette rapide.

«Voilà, tu as de la chance d'être un prince, les autres dorment dans la même pièce.»
«Vous voulez dire que j'ai droit à un traitement de faveur ?»
«En effet.»
«Je n'en veux pas, si il faut que je souffre, alors je veux vivre comme les autres.»
«Très courageux. Nous en reparlerons demain matin, jeune prince.»

Les dernières paroles du maître de guerre avaient été prononcées comme une évidence, non comme une menace. L'homme, après un dernier sourire, sortit de la pièce. Sur le lit de camp, était posé un uniforme, qui lui sembla à sa taille. Ce qui lui fit comprendre que la conversation que le maître d'armes venait d'avoir avec son père était déjà réglée.

Il se posa sur son lit. Les yeux lui piquaient, mais il ne voulait pas pleurer. Quelques secondes plus tard, quelqu'un frappa à la porte.

«Entrez !», dit-il d'une voix un peu nouée.

Un jeune garçon aux cheveux presque rouge et aux taches de rousseur nombreuses passa la tête par l'entrebâillement de la porte. Il hésita un moment, attendant visiblement une autorisation. Gabriel regardait le sol, complètement déboussolé par ce qui venait de se passer dans sa vie.

«Je peux vraiment ?» demanda le jeune homme.
«Bien sûr.»

Il entra finalement, fermant la porte derrière lui.

«Je m'appelle Zéphyr.»

Un silence.

«Moi, c'est...»
«Le Prince Gabriel d'Astius, je sais.»
«Gabriel, simplement Gabriel.»
«Je croyais que tu serais plus heureux de devenir un grand guerrier.» s'étonna le jeune garçon, «J'aimerais être un de tes généraux, tu sais.»
«Je crains que tu ne te trompes de personne, le grand guerrier c'est mon père, pas moi.» coupa tristement le jeune prince, «J'aime la paix et les arts, rien de plus. La guerre, ce n'est pas pour moi.»

Le page le regarda d'un air complètement estomaqué.

«J'ai toujours voulu faire plaisir à mon père en devenant un guerrier mais je ne suis pas sûr non plus que ce soit pour moi...», il y eut un silence, puis, finalement, comme s'il avait besoin de faire confiance à quelqu'un : «C'est très dur, tu sais.»
«Je crois que je vais l'apprendre rapidement.» conclut Gabriel.

Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient avec la vingtaine de garçons sur la place principale de la basse cour. Ils étaient alignés, au garde-à-vous. Zéphyr avait indiqué à Gabriel comment il devait se positionner pour ne pas recevoir de blâme lors de sa première journée. L'instructeur était un homme de forte corpulence, qui ne devait pas être que du muscle d'ailleurs. Il avait aussi une voix forte qui lui servait à hurler des ordres sans queue ni tête sur les jeunes pages. Alors que la journée avançait, Gabriel commençait à peiner alors que les corvées et les exercices s'accumulaient. Tout son corps lui faisait savoir qu'il n'était pas prêt pour ce type de choses. Zéphyr tentait autant que possible de limiter son calvaire, mais il ne pouvait pas grand-chose. L'instructeur semblait prendre un malin plaisir à lui faire subir les pires humiliations devant ses camarades. Ce qui le soulageait un peu était que la plupart d'entre eux ne riaient pas de bon coeur.
Alors qu'ils passaient devant le groupe des militaires de carrière qui s'entraînaient au combat armé, Gabriel remarqua qu'Eltahir discutait avec un autre Elfe aux cheveux blancs. Lorsque le maître d'armes vit le groupe, il se dirigea vers l'instructeur.

«Je vais vous emprunter le novice Gabriel.»

La discussion s'engagea entre le maître d'armes et l'instructeur. Elle se finit rapidement par un hochement de tête de l'instructeur.

«Novices Gabriel et Zéphyr, retrouvez moi dans mon bureau dans vingt minutes.», cria le maître d'armes d'une voix autoritaire. Gabriel y décela un ton qui n'aurait certainement pas dû s'y trouver. Toutefois, c'était trop subtil pour qu'il identifie la provenance de cette intonation.

Les vingt minutes qui suivirent furent certainement les minutes les plus terribles de la vie de Gabriel. Visiblement, l'instructeur n'appréciait pas de se faire interrompre pendant une torture rondement menée. Il demanda aux pages de faire de pompes, de courir autour de la basse cour à une vitesse que le corps de Gabriel n'était pas près à supporter. Après quelques minutes, il était au bord de l'évanouissement. Peut être était-ce aussi parce qu'il n'avait rien mangé le matin même, son père ne lui en avait pas laissé le temps.

«Allons, on ne mollit pas.» hurla l'instructeur derrière lui.

Il sentit alors quelque chose se briser. L'environnement disparut et il tomba au sol. Dans le noir qui suivit, il entendit une voix qui chantait une chanson dans une langue qu'il ne connaissait pas. Une chanson d'où montait la rage d'une bataille, mais aussi une sombre mélancolie, comme si la mort qu'elle portait intrinsèquement signifiait aussi un profond désespoir de la part du chanteur.
Il ouvrit finalement un oeil. Le ciel n'était plus au dessus de sa tête. Il était allongé sur un canapé plutôt dur. Autour de lui, la pièce avait une odeur et une luminosité qu'il connaissait. Un homme était adossé au mur près de lui. Il lui fallut un instant pour comprendre que c'était le maître d'armes qui le regardait.

«De retour parmi les vivants ?» dit-il de sa voix chantante.

La situation lui paraissait visiblement très drôle. Assis sur l'une des chaises, Zéphyr, lui, sembla très soulagé. Mais il ne bougea pas pour autant.

«Il l'a entendu.» murmura rapidement une voix dans le fond de la pièce. Gabriel ne voyait pas la personne qui venait de prononcer ces mots, toutefois, l'accent chantant lui indiqua que ce devait être l'autre l'Elfe qu'il avait vu discuter avec le maître d'armes.

«Tu en es sûr, Myrth ?» demanda Eltahir.
«Tu me connais, je ne me trompe jamais sur ce type de chose.» répliqua la voix.

Zéphyr regardait sans comprendre alternativement l'un et l'autre des Elfes.

«Et lui ?» demanda le maître d'armes en pointant le menton vers Zéphyr.
«Je ne pense pas, pas encore. Le changement n'a pas été assez violent.»
« Je comprends. »

Le visage du maître d'armes semblait refléter le contraire de ce qu'il venait de dire. Il resta un moment pensif. Le menton dans la main et les yeux dans le vague. Puis, il se retourna vers Gabriel, semblant penser à quelque chose. Il se dirigea d'un pas rapide vers la porte.

«Trouvez-moi un repas complet, maintenant.» demanda-t-il vertement à un jeune page attaché à son service.

Gabriel tenta de se relever mais la tête lui tourna violement.

«Reste couché, jeune homme, ton corps n'est pas encore remis.»
«Je ne voulais pas...» balbutia Gabriel très gêné.
«Tu devras faire plus attention à ton corps. Quand il te demande quelque chose, il faut lui répondre.» contra doucement le maître d'armes.

Gabriel reprit sa position allongée sans trouver d'autres excuses à fournir. Visiblement, le maître d'armes n'en demandait pas.

«Bon, je voulais vous parler, à vous deux.» commença Eltahir. «Vous n'êtes pas à votre place dans ce groupe et j'ai autre chose à vous proposer.»

Il fit signe à celui qu'il avait appelé Myrth qui se dirigea vers Zéphyr. Le regard de celui-ci s'emplit d'une peur incontrôlable. L'Elfe effleura légèrement l'arrière de la tête du garçon qui poussa un long cri de douleur. Des larmes glissèrent sur ses joues et l'Elfe retira son doigt.

«C'est bien un Demi-Elfe.» confirma Myrth.
«Etait-ce bien nécessaire ?» demanda Eltahir.

Myrth se laissa tomber dans un fauteuil. Son visage fermé semblait répondre à la question du maître d'armes.

«Il existe un art particulier que seuls certains Elfes pratiquent. Je suis l'un d'entre eux. C'est un art guerrier, mais il y a aussi une part de magie.» commença Eltahir.

Il laissa une longue pause avant de poursuivre.

«Je sais que vous n'aimerez ni l'un ni l'autre le métier des armes que les Humains vous proposent. Pour ma part, j'ai une autre solution pour que vous appreniez l'art de la guerre comme me l'ont demandé vos deux pères. Je vous préviens, ce ne sera pas facile et vous devrez subir les mêmes entraînements que les autres, en tout cas en partie. La décision vous appartient, bien sûr. Mais je veux que vous compreniez ce que je peux vous offrir en connaissance de cause. Demain, dans l'après-midi, un entraînement sera organisé avec les plus anciens des militaires qui travaillent ici. Je vous montrerai ce que je viens de vous dire. Vous aurez la semaine pour me répondre. Après ce sera trop tard. Myrth qui est ici restera pendant ce temps et vous éduquera si vous le souhaitez. Toutefois, si vous n'avez pas décidé tous les deux de faire ce choix, il repartira pour d'autres contrées où d'autres maîtres d'armes lui demandent aussi son aide pour la même raison que moi.»

Eltahir fit une pause. Il regarda le visage de Gabriel, qui semblait particulièrement étonné puis fixa ensuite Zéphyr, dont la bouche était restée ouverte pendant toute l'explication.

«J'espère que vous avez bien compris les règles du jeu. Le choix que vous allez faire est très important car il va définir votre avenir.»

Gabriel hocha la tête. Son for intérieur lui disait qu'il devait accepter, qu'il ne voulait pas souffrir pour rien et que c'était certainement la chance qu'il attendait de faire ce que son père voulait de lui en lui laissant le loisir de faire ce que son coeur lui commandait. Il jeta un regard à Zéphyr qui semblait tellement estomaqué qu'il ne répondit rien.

On toqua à la porte. Le jeune page entra avec un repas copieux qu'il installa devant Myrth.

«Reprenez tous les deux des forces, il faudra que vous supportiez les ordre de Samalthe pendant tout l'après-midi. Je vais vous laisser le temps de réfléchir. Vous avez la matinée.»

Myrth et Eltahir sortirent alors de la pièce sans un mot de plus, comme s'ils s'étaient compris par un autre moyen que les mots. A moins, bien sûr, que la scène ne soit déjà préparée dans les moindres détails. Gabriel ne le croyait pas.

Zéphyr resta un instant encore bouche bée les yeux dans le vague.
«Qu'est-ce qui se passe ?» lui demanda Gabriel.
«Tu as vu les bras de l'Elfe Myrth ?»
La question parut incongrue à Gabriel.
«Non.» dit-il en tentant de revenir à sa première question.
«C'est un Takashin, un maître mage et un danseur de guerre !»

Gabriel se rappela les histoires que lui racontait sa mère sur les Takashins. Des moines, avait-il compris, qui étaient les guerriers les plus redoutés des guerres des deux continents. Il se rappelait d'histoires de magie de bataille et d'un art étrange qu'aucun Humain n'avait jamais pu apprendre. Il en avait rêvé quand il était petit garçon. Il s'était vu sur des champs de bataille son corps crépitant de pouvoir et de puissance, défaisant à tour de bras ses adversaires.

«Ce ne sont donc pas des légendes ?»
«Non.» répliqua Zéphyr, «ils existent et sont presque aussi puissants que ce que racontent les légendes. Je n'aurais jamais cru que l'on me proposerait un jour de devenir l'un d'entre eux.»
«Tu es déjà près à dire Oui, donc ?»
«Je ne sais pas, ça va être bien plus difficile que d'apprendre le maniement des armes avec Samalthe. Mais...»

Gabriel le comprenait complètement. Son corps lui fait mal. Il se demanda s'il serait capable de supporter les épreuves que lui préparait Myrth et Eltahir. Ils décidèrent d'attendre, de voir et de tenter de comprendre. Ils mangèrent et se reposèrent un peu.

L'après midi fut pire que la matinée. Samalthe avait trouvé la réaction corporelle de Gabriel très déplacée et lui en fit baver bien plus qu'il ne l'avait pensé possible. Il s'en sortit couvert de bleus et fourbu, bien plus fatigué qu'il n'avait pu le ressentir dans son plus terrible cauchemar.
Lorsqu'il s'allongea sur son lit, Tout son corps protesta violement. Il lâcha un petit gémissement et tenta en vain de trouver une position où la douleur serait supportable. Il se dit qu'il n'arriverait jamais à dormir et que ce sera un enfer demain. Mais il sombra dans le sommeil quasi instantanément quand ses pensées commencèrent à vagabonder.

Le lendemain, vers cinq heures du matin, la porte de la chambre s'ouvrit à la volée et une voix tonitruante lui hurla que c'était l'heure de se lever. Le visage verdâtre de l'instructeur Samalthe dénotait de l'utilisation abusive qu'il avait fait du vin, la veille. Gabriel se sortit difficilement du lit. Ses muscles étaient encore raides et douloureux. Il fit un brin de toilette et sortit au plus vite dans la cour pour le début de son entraînement. Ce fut dur, il dut supporter les railleries de l'instructeur et la jalousie des autres novices qui pensait que le maître d'armes allait leur offrir des faveurs, à lui et à Zéphyr, ce qui n'était pas faux. L'idée de voir le maître donner un cours lui souffla le courage de finir la matinée sans perdre pied. Plusieurs fois, il dut lutter contre les larmes, de douleur ou de rage. Eltahir avait raison, il n'était pas prêt pour subir cela.

Après le repas frugal, qui n'avait rien à voir avec celui qui lui avait été servi dans le bureau d'Eltahir, les novices furent rassemblés dans les gradins du grand amphithéâtre dans les remparts intérieurs, l'endroit où s'entraînaient les gardiens du palais. Une trentaine de Gardes Royaux étaient présents et attendaient le Maître d'armes. Gabriel perçut instantanément une tension importante qui ne correspondait pas à l'attitude habituelle des hommes présents ici. Il en connaissait quelques uns, qui avaient le teint pâle. Ils portaient tous l'armure de combat des Gardes Royaux, étaient armés d'épées et d'armes de guerre bien réelles. Après quelques minutes, Eltahir entra dans le cercle, vêtu d'un simple pantalon de toile et portait deux épées couvertes de runes.
Par une autre porte, entra Myrth, dans la même tenue. Il était armé d'une lance à double lame.

Ils se dirigèrent vers le groupe de Gardes. La tension monta encore d'un cran. Pour Gabriel, l'endroit était devenu électrique.

«Messieurs,» cria Eltahir pour se faire entendre de tous, «pour votre entraînement d'aujourd'hui, vous allez avoir la chance d'affronter l'un des meilleurs maîtres d'armes des nouveaux royaumes. Je vous présente le Grand Dragon de l'ordre occidental des Takashins, Myrth d'Elthorcil.»

Un murmure traversa instantanément l'ensemble des novices qui avaient pris place dans les gradins, des exclamations d'incompréhension. Gabriel resta muet devant la réaction de ses condisciples. Il perçut aussi la tension insoutenable qui provenait des soldats dans l'arène. Il lui sembla que certains d'entre eux étaient à la limite de partir en courant. Il se prit à rêver qu'un jour son nom ferait le même effet que celui de Myrth. Le plus grand des guerriers a ce pouvoir, de faire peur à sa simple allusion. Gabriel attendit avec impatience ce qui allait suivre.

Gabriel avait déjà assisté à l'entraînement des Gardes Royaux. La plupart du temps, ils s'affrontaient entre eux avec technique et violence. Leur but n'était pas de blesser leurs adversaires, bien sûr, mais de parfaire leur technique de combat. Ce qui rendait leurs affrontements un peu ennuyeux. Cette fois, il parut évident à Gabriel que tout allait être différent. En effet, rapidement les combattants expérimentés encerclèrent les maîtres d'armes. Les soldats s'étaient répartis sur leurs deux adversaires avec efficacité. Les deux Elfes se regardèrent une fraction de seconde. Gabriel capta le regard et sentit une violente décharge qu'il ne put identifier traverser son corps. Il tourna le regard vers Zéphyr qui venait de tressaillir violement lui aussi. Les yeux des deux maîtres d'armes se révulsèrent un instant. Ils se mirent à bouger avec une grâce qui ne semblait pas naturelle, comme s'ils prévoyaient la totalité des mouvements des adversaires. Gabriel se prit à prévoir lui aussi les mouvements des adversaires comme s'il était au coeur de la bataille. Les armes volaient à une vitesse folle, se rencontrant ou frappant un adversaire qui n'était déjà plus là. Après presque dix minutes, le combat, pourtant enragé, n'avait pas avancé d'un pouce. A trente contre deux, les gardes n'avaient pas réussi à mettre les maîtres d'armes dans une posture difficile. Une nouvelle décharge d'énergie traversa le corps de Gabriel. Et tout s'accéléra. Les maîtres d'armes bougèrent plus vite encore. Les gardes, dépassés et surpris furent blessés si vite qu'ils ne comprirent pas ce qui se passait. Comme il se devait, ceux qui étaient touché, se laissaient tomber au sol et attendaient la fin du combat. Dix minutes de plus suffirent pour qu'il ne reste plus aucun des Gardes Royaux debout. Chacun avait été touché avec précision à des endroits vitaux mais avec suffisamment peu de force pour que les dégâts ne soit pas irréparables. Les prêtres entrèrent sur le terrain et soignèrent en quelques minutes les blessures.

«En conclusion, messieurs,» dit Myrth qui semblait à peine essoufflé «méfiez-vous des Elfes. »

Il eut un petit sourire en regardant Gabriel et Zéphyr, un sourire qui signifiait qu'il n'y avait besoin d'aucune conclusion puisque les gardes avaient appris bien plus en vingt minutes qu'en plusieurs heures d'entraînement. Gabriel se sentit essoufflé comme s'il avait combattu aux côtés du Maître et un voile se leva dans son esprit. Ils étaient liés. Il lui restait une semaine pour prendre une décision, mais il savait déjà ce qu'il répondrait. Il lui sembla aussi évident que Myrth savait qu'il devait rester.

Nehwon

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