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Nouvelles : Eaux Noires, Sombres Desseins

Avertissement : ce texte peut choquer.

Eaux noires, Sombres desseins



Qu'est-ce que l'homme devait être avant d'avoir vu naître ses jambes et ses bras ? Que devait-il penser lorsqu'il ne possédait pas encore ce magnifique cerveau qui engendra tous les maux de ce monde-ci ? J'aurais voulu rester à jamais un magnifique ver de terre, mordant la chair des morts confinés dans leur cercueil en bois vernis. Mais j'étais un homme, Dieu l'avait choisi et Dieu sait ce qu'il fait. Voici donc, mes amis le récit de la vie d'une âme accablée...

Au fin fond d'un petit village éloigné de la ville, où les premiers colons avaient su se préserver de tous ces pécheurs infâmes, on vivait dans la terreur et la crainte de l'Éternel, les habitants soupiraient dans l'attente de voir apparaître un nouveau messie qui les guiderait, qui aurait le signe... J'avais été baptisé dans l'eau boueuse des marécages par le pasteur du nom de Jean. J'avais été désigné pour être l'élu et ma mère était pure. Aussi lors de l'accouchement, les gens avaient assisté à un miracle, car j'étais sorti de la matrice suivi par une escorte de vers. Bien entendu, ma mère était morte durant l'accouchement et j'avais achevé de me présenter seul au monde. C'était là un signe pour ces incrédules.
Mais je vivais à mon tour dans la terreur du Tout-Puissant et des villageois qui me sollicitaient toujours et usaient de mes faibles forces. Ils avaient renforcé mes craintes en me contant les récits de la Bible, les châtiments atroces infligés à l'homme par Dieu lui-même lorsqu'il était mécontent d'eux.
A l'âge de huit ans, les habitants m'avaient attrapé nu comme un nouveau-né pour me précipiter dans un chaudron rempli de sang de boeuf. J'avais pris un bain forcé, manquant de me noyer sous toutes ces mains qui s'étaient précipitées vers moi pour me tâter, pour toucher l'enfant divin et c'était là que j'avais pris conscience de mon destin et de la haine des villageois envers moi, car je leur faisais envie, car ils me craignaient tout autant que Lui, car moi, j'étais matériel, je leur apparaissais dans toute mon innocence et ces pécheurs vils n'avaient qu'une hâte, c'était de me pervertir afin que je puisse déplaire à mon créateur.
Encore faible et toujours âgé de huit ans, on m'avait forcé à boire des boissons au goût abject. J'avais tout aussi bien subi les attaques de Will, le forgeron du village qui me lacérait l'épaule chaque fois que l'alcool le lui ordonnait. Il serrait d'une poigne féroce mon bras, de l'autre se défroquait pour me montrer son horrible vit qu'il agitait avec frénésie vers moi les yeux vidés de sens, les lèvres dégoulinantes de salive.
« Punis-moi mon sauveur ? Punis-moi mon petit sauveur ! Je suis le pire des pécheurs. »
Puis la boisson faisait son office et Will tombait lamentablement sur le sol et je courais me réfugier chez ma tutrice, la femme du pasteur.

Blanche, elle s'appelait Blanche et c'était la seule qui ne m'avait jamais effrayé, sa voix n'était pas agressive, elle ne l'était pas elle-même. Elle semblait si fatiguée ma petite Blanche, lorsque je me blottissais contre elle, j'avais sans cesse peur de la briser car elle était si fragile, ce qui n'empêchait pas son mari, le pasteur, de la maltraiter. Il ne le faisait jamais en ma présence, il avait beaucoup trop peur des représailles du Seigneur.
A douze ans, je m'étais mis à sérieusement les observer, tous ces pécheurs immondes et sales, je les regardais avec de petits yeux, ce qui les avait grandement effrayés. Je les jugeais et ils s'attendaient au pire. Donc, les villageois s'enfermaient à chaque pas que je faisais à travers les rues vides et lorsque je m'installais sur la petite butte qui surhaussait tout le village, ils sortaient en masse pour s'agenouiller et prier. J'avais alors eu une révélation. Non, Dieu ne m'avait pas envoyé dans ce village pour protéger tous ces gens, non, je devais les punir moi-même car ils étaient contre nature et de plus très croyants, ce qui constituait une infamie totale envers le Créateur. Je devais détruire Sodome et m'enfuir loin avec Blanche, voilà ce que m'avait révélé le Seigneur cet après-midi-là et j'avais élaboré un plan.
Malheureusement, ma petite Blanche mourut trois semaines plus tard. Elle avait craché du sang sur le tisserand et sa tête s'était affalée sur le métier. J'avais versé toutes les larmes de mon corps, j'avais couru dans tout le village pour hurler ma tristesse, puis je m'étais repris car je savais que Blanche avait dorénavant une place privilégiée dans le ciel, près de Lui. Je m'étais dirigé vers ma maison alors, où tous les villageois s'étaient affairés, ils s'étaient écartés de moi horrifiés, même le pasteur qui pleurait près de sa défunte fit quelques pas en arrière. Je m'agenouillai près de ma Blanche, le corps maigre, nue, le visage fin, simiesque, pour joindre mes mains, lever les yeux vers le plafond et prier. Les fidèles m'avaient imité, tous sans exception, même cette barrique de vin de Will.
« - Tu vois ses larmes, c'est du sang, avait chuchoté la bibliothécaire à la pharmacienne en ne me quittant plus des yeux.
- Je te confie cette âme errante sur les chemins de ta gloire. Ô mon Seigneur, père de tous et aimé de tous. Je te conjure de prendre sa vie en pitié pour l'accueillir près de toi, rayonnant sur ton trône. Mon père écoute ma plainte, écoute ma prière car je reste fidèle et émérite. Amen.
- Amen. », répondait l'écho.

J'avais prié si fort pour l'obtenir et Dieu me l'avait offert. C'était un chien aux dents pointues et au poil ras que j'avais trouvé près du marécage où j'avais été baptisé. Une oreille lui manquait, cruellement arrachée, sûrement par celui qui l'avait abandonné. Je pris en charge son éducation. Cela devait être dorénavant mon Cerbère, car je n'étais plus véritablement en sécurité dans ce village damné. Je l'installais donc dans l'ancien poulailler des Maccalyster, et chaque jour je lui amenais de la nourriture, de la viande rouge bien sanglante, crue, pour qu'il puisse s'habituer à l'odeur et au goût du sang. Je l'avais baptisé Natas.
Mon plan se mettait en place, mon projet était inéluctable, ma liste était exhaustive, j'avais noté les noms des plus grands pécheurs et à côté de chaque nom, je précisais la nature du péché et le châtiment adéquat.
Ainsi, le pasteur, prêcheur, pécheur et trompeur s'était vu affligé le premier châtiment. Un soir alors qu'il rentrait tranquillement chez nous après avoir été chez la veuve Dominique pour lui prêcher à grands coups de reins les paroles du Seigneur - oui, car je les avais pris sur le fait - il s'était assis à table en face de moi alors que je dînais pour la première fois sans avoir envie de vomir. Il s'était donc posé face à moi, le corps repu, suintant le crime et le péché, satisfait de ces actes malpropres avec la veuve. Je serrai très fort la fourchette dans ma main droite et avec une force que Dieu m'avait insufflée, je la lui plantai dans le dos de la main. Il avait été cloué sur place avant de hurler. Je lui obstruai la bouche avec des bouts de mouchoirs, j'en avais rajouté jusqu'à ce qu'il ait une envie irrépressible de vomir et se tienne tranquille.
« Le malheur et la perversion ont élu domicile en toi, loué soit le bienfaiteur du ciel, ton père que tu bafoues, celui que tu as trompé, repens-toi pécheur, et sois jugé équitablement au purgatoire. »
Le pasteur avait versé des larmes ce soir-là lorsque je versais sur lui toutes les sangsues du marécage.
Puis, je m'étais enfermé dans ma chambre pour m'endormir, bercé par les gémissements de souffrance du mourant.
La veuve Dominique avait hurlé le lendemain à la découverte du corps. Elle pleurait lamentablement devant le corps asséché du défunt, puis elle s'était tournée vers moi et avait fui pour ne pas être jugée à son tour, mais elle ne m'intéressait aucunement, pas pour le moment. J'allais réfléchir sur la butte, tandis que l'on enterrait le pasteur, l'oeil craintif par dessus les épaules.

Les enfants me haïssaient encore plus que leurs parents, ils avaient peur et me méprisaient. Ils devaient être touchés dans leur amour propre, car j'étais jeune et tout le monde me craignait tandis qu'eux ne valaient rien. Et ces enfants n'étaient utiles à rien contrairement à ceux de la Bible, ceux que Jésus désignait comme purs et avenir du monde. Les adolescents étaient les plus vicieux et les plus abominables, des pécheurs en puissance. Et au sein de ce troupeau malsain, j'avais aperçu la plus belle des créatures dans ses atours blancs, la petite Jézabel, qui semblait dans ses yeux d'enfant porter toute la tristesse du monde. Et je m'étais mis à l'observer plus que les autres, à souhaiter qu'elle ne fasse jamais de bêtise de peur de la punir un jour. Quand bien même, sa mort aurait été douce et rapide.
C'était pendant que je l'observais jouer dans la forêt, que les garçons m'avaient attrapé pour me frapper. Je sentais leurs coups de pieds me réchauffer le ventre, ma tête éclatait sous leurs chaussures, l'odeur du sang m'abrutissait tandis qu'ils me plaquaient violemment contre un arbre, la face contre l'écorce sale. Un des garçons me tenait les poignets en guise de corde et les autres s'étaient amusés à me fouetter avec des branches d'arbre. Dieu, j'avais versé tant de larmes ce jour, mais je savais que tu pleurais aussi, je souffrais, mais encore plus lorsqu'ils m'avaient ôté mes vêtements pour me salir, m'enlever toute dignité, cela avait été comme une aiguille qui vous piquait à l'intérieur du ventre et vous explosait la rate. Je m'étais évanoui à cause de l'odeur capiteuse du sang, des garçons autour de moi et d'autre chose, une odeur abjecte de ce qui me brûlait le dos déjà lacéré par les coups de branches, odeur de sang, odeur d'urine et de semence.
A mon réveil, il faisait sombre, je me retrouvais chez moi, dans ma chambre, face contre mon oreiller, je sentais des mains fraîches se poser sur mon dos, me panser et m'apaiser, c'était le docteur Narrow.
« La petite Jézabel t'a traîné jusqu'à chez toi et elle n'est pas passée inaperçue dans le village, te portant sur son dos faible. »
Dès lors, j'étais plein de reconnaissance envers ce petit être, j'avais trouvé là une survivante à ce village de damnés, l'être parfait, une bonne raison de mourir pour les hommes ici bas. Mais même après cet événement, je n'osais toujours pas l'approcher, nous passions souvent des minutes effroyables à nous regarder dans le fond des yeux pour essayer d'y déchiffrer quelques messages, puis les bruits de pas nous faisaient fuir.

Il s'ensuivait pour mes dix-huit ans toutes sortes de plaies au village prodiguées par le serviteur du Tout Puissant, celui-là même qui vous conte ses misères.
Le gros Will fut retrouvé sur son lit, le corps luisant de sueur, les bras et les jambes écartelés, les veines ouvertes, dévoré par des rats affamés dont on avait eu du mal à se débarrasser.
Natas avait été lâché derrière mes tortionnaires, qui sept ans plus tôt m'avait laissé pour mort dans la forêt, il les avait dévorés avec appétit car je l'avais cruellement affamé et dressé. Cependant mon Cerbère avait agonisé quelques temps plus tard, sans doute une indigestion.
La veuve Dominique, qui continuait de forniquer avec tout ce qui pouvait porter un pantalon, avait trouvé dans son lit quelques serpents bien énervés qui l'avaient férocement mordue.
La population était apeurée, mais cela avait fonctionné, plus personne n'osait marcher de travers, ils empruntaient la voie sage de leur Dieu, dans la crainte, qu'il en soit ainsi.
Cependant, je sentais l'orage se gonfler, quelque chose de malsain planait encore sur le village. Pourtant ses habitants avaient retrouvé le droit chemin, que pouvais-je faire de plus ? Mais c'était arrivé... On avait cogné à ma porte très tôt un matin, j'avais ouvert pour apercevoir la vieille et édentée Marge, une femme acariâtre, vieille fille et ma foi, toujours vierge. Le nouveau pasteur, Marc, qui se tenait en tête du défilé, la mère de Jézabel, une femme très nerveuse et toujours soucieuse de ce que l'on rapporte sur elle, Phillis la pratiquante acerbe, qui enrageait de ne pas avoir été élue pour me porter dans son ventre et mourir à la gloire du Très-Haut, George l'aumônier, gras et suintant par tous les pores visibles de son visage se cachait derrière le pasteur et immobile comme une prisonnière dans cette énorme toile d'araignée, se tenait Jézabel, qui n'osait me regarder en face. Les persécuteurs s'invitèrent à entrer.
« - Que puis-je faire pour vous ?
- Nous avons attendu trop longtemps, nous avons obéi. Es-tu fier de nous ? répondait Phillis en craquant ses os de doigts un à un.
- Oui.
- Alors récompense-nous. »
Avant d'avoir eu le temps de comprendre, la mère de Jézabel avait dévêtu sa fille qui se cachait avec ses mains.
« Ne fait pas l'idiote ! » grondait sa mère.
Et Jézabel avait baissé les bras. J'avais reçu cette nudité comme une gifle en plein visage. Moi qui n'avais jamais vu de femme nue, j'étais terrifié, je me sentais soudainement vulnérable, j'avais envie de quelque chose contre nature pour moi, mais je n'avais pu réprimer ce désir qui montait en moi.
« Rhabillez-la ! Je ne peux pas faire une chose pareille. »
Marc et George s'étaient déjà précipités vers moi pour me forcer à me mettre nu.
« Arrêtez ! Je vous en prie. » suppliait Jézabel en se débattant à son tour alors que sa mère et Marge la couchaient sur la table en bois, de force.
Les hommes me regardaient dans toute ma honte, George avait eu un rictus.
« - Je savais bien qu'elle te plaisait, nous le savions tous, c'est pourquoi notre choix s'est porté sur elle, tu vas bientôt nous quitter, il nous faut un nouveau messie.
- Ô ! Je suis si fière que ce soit ma fille qui soit la prochaine que Dieu ait désigné pour perpétuer le cycle du messie, comme ta mère et tant d'autres honorées. » gloussait la mère de la malheureuse.
La cruauté de ces villageois m'avait alors fait verser des larmes ce matin-là, lorsqu'ils m'approchèrent de la petite Jézabel et me forcèrent, me dirigèrent même pendant l'acte. Jézabel avait eu très mal, il y avait du sang sur mon bas-ventre, je voulais m'enfuir, mais ils m'obligèrent à rester à l'intérieur.

Ainsi me voici, portant sur le dos le poids du malheur de ce village pour les sauver d'eux-mêmes par mon sacrifice. Je grimpe lentement la petite butte sans faire attention à la foule derrière moi. Je pose la croix sur le sol pour m'y allonger, ma couronne d'épines me lacère le front, le sang perle sur mon visage et quelque fois s'écrase sur mes cils. J'aperçois donc le ciel d'un rouge surprenant et je ne peux m'empêcher d'hurler lorsque Phyllis me cloue les mains et les pieds sur le bois brûlant. La croix se redresse et s'enfonce lourdement dans le sol, le ciel s'assombrit.
« Je suis prêt mon Dieu, je suis prêt à te rejoindre père, je suis prêt à faire ta volonté, même à mourir pour ces gens, pour les sauver une nouvelle fois. »
La première pierre me brûle l'estomac, c'est un enfant qui l'a lancée. Je lève alors les yeux sur eux, ils se préparent tous bien que je sois déjà mort. Mais Jézabel se précipite vers moi, elle s'agenouille le ventre gonflé comme un ballon, lève ses yeux vitreux vers moi et salive, elle écume, j'écarquille les yeux, je hurle, ils hurlent tous, je ne sais pas où elle a trouvé ça, peut-être s'était-elle rendue en ville, mais elle me tire dessus, je sens ma mâchoire exploser, je ne sens plus mon visage, mon oeil droit va s'échouer sur le sol boueux, je ne peux plus parler. Le ciel gronde encore plus fort et c'est ma mâchoire qui me fait faux bond. Une mort si sourde et si absurde fait enrager le Tout-Puissant, mais peut-être est-ce lui qui avait prévu tout ceci. Ce village devait avoir vu assez de messies sacrifiés pour les laver de leurs propres péchés, avant de se transformer à nouveaux en sodomites, en adultères, en incestueux... Cette fois, ils ne méritaient rien, ils avaient assez profané le nom de leur Créateur, assez fait de mal à leurs enfants, plus personne ne naîtra avec une escorte de vers de terre, plus personne ne naîtra...
Le vent se lève soudainement, il est si violent que ma croix bascule. Les villageois se précipitent vers moi pour me redresser, Jézabel hurle, j'entends un deuxième coup de feu. Je viens à toi Seigneur, nous venons à toi...

Kei

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