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D, comme ... : 01 - Désespoir

On the outskirts of nowhere,
On the ringroad to somewhere,
On the verge of indecision,
I'll always take the roundabout way.


"Windswept thumb", Misplaced Childhood, Marillion.


Il se demanda si c'était la nuit qui était d'un coup plus noire ou s'il était en train de mourir. Il tenta de tourner la tête mais n'en eut pas la force. A quelques mètres de lui, son frère de gang le scrutait d'un oeil vitreux. Ils avaient tapé terriblement fort cette fois, trop fort sûrement. Sur le sol devant lui s'agrandissait une tache soyeuse et rouge, comme une sorte de menace terrible dans laquelle se reflétait la lune de Chicago. Il n'y avait aucune raison pour que tout se passe comme cela aujourd'hui, si différemment des autres jours. Il avait toujours réussi à fuir les gangs adverses. Il avait toujours couru suffisamment vite, été suffisamment intelligent ou agile, suffisamment loin de la mort. L'odeur de la rue l'assaillait maintenant comme s'il réalisait pour la première fois l'existence qu'elle avait. Elle était froide, dangereuse, pourrie, nauséabonde, squameuse comme la mue d'un serpent immonde aux yeux de ténèbres et au sang de bitume. Le vent glacial le fouetta une fois de plus, la quatrième ou la cinquième. Etait-ce important ? La douleur avait disparu, c'était cela qui était important. La peur s'insinuait douloureuse mais délicieuse, une peur qui s'achèverait par la libération.

Il tenta de se souvenir pourquoi il devait mourir. Son frère avait des choses à vendre se souvient-il, des choses précieuses et mortelles, des morceaux d'étoiles, ces choses qui font mourir de rêver. Il en avait un peu plus que d'habitude. Il n'avait pas fait la vente dans la bonne rue. Et les Autres avaient trouvé qu'il n'avait pas à faire de l'argent sur leur territoire. Alors, ils les avaient pourchassés en voiture. C'était cela la différence, les Autres avaient un avantage cette fois. Ses jambes n'étaient pas assez longues pour fuir les roues d'une voiture bien trop rapide. Il avait perdu le jeu. Il se souvient du choc, de l'aile qui le percutait à pleine vitesse. Il sourit presque, il avait au moins détruit ce morceau de tôle si chère à ses persécuteurs. Maigre compensation après tout, il avait toujours été fort, maintenant il pleurait. Après, ils étaient descendus du bolide, et ils avaient tapé. Sur son frère d'abord parce qu'il bougeait encore et tentait de se défendre... Lui, il était resté par terre, il y avait un truc dans son dos qui ne marchait plus, ses bras ne lui répondaient plus, pas plus que ses jambes d'ailleurs. Il ne contrôlait plus rien. C'était pour cela qu'il était maintenant incapable de tourner la tête et de faire disparaître les yeux accusateurs de son frère. Pourquoi lui en voulait-il d'ailleurs ? Parce qu'il ne l'avait pas encore rejoint de l'autre côté ? Ça ne serait certainement plus très long. Alors pourquoi ?

La chose froide sur laquelle reposait la peau de son visage, c'était certainement de l'asphalte, il devait dormir à même le sol. Avait-il perdu conscience ? Il se sentait si fatigué qu'il avait certainement pris un moment pour se remettre. Un moment, combien de temps ? Il ne savait pas depuis combien de temps il était comme ça. Pourquoi cela prenait soudain une telle importance de savoir quelle heure il était ? Il avait dû décommander tous ses rendez-vous pour la rencontrer, la dernière femme de sa vie, celle qui le ferait danser une dernière danse macabre. Comment pouvait-il dire que ce serait sa dernière femme, puisqu'il n'en avait jamais eu d'autre ? Voyons, il était bien trop jeune pour cela, connaître des femmes, c'était pour les grands... Comme vendre du rêve en poudre d'ailleurs.

Il entendit des pas... Deux personnes. Il tenta de se recroqueviller, les Autres étaient peut-être revenus pour finir le travail. Rien ne lui répondit. Il n'y avait que ses yeux qui étaient capables de bouger.

« Nous sommes en retard, Azraël ! » dit une voix derrière lui.

C'était une voix froide et incisive, bien plus sombre et noble que ce que l'on pouvait trouver dans le coin, pas une voix de racaille. Ce nom était si déplacé, si ridicule, si effrayant lui aussi.
« Non, mon Seigneur, le plus jeune est encore vivant », répondit une autre voix, plus aiguë, plus servile.

« Hum ? »

Il put imaginer l'homme noble lever un sourcil assez dubitatif.

« J'espère que tu dis vrai, j'ai horreur de me déplacer pour rien, tu le sais, n'est-ce pas ? »

Il sentit quelqu'un se pencher sur lui. Comme c'était étrange, son coeur battait plus vite, ça devait être de l'espoir, mais il était gelé de peur.

« Comme tu as de la chance, Azraël, ce gamin est bien en vie. Mais c'est tout juste. »

Il sentit deux doigts se coller sur son cou, comme pour vérifier son pouls.

« Que savons-nous de lui ? » demanda la voix noble.

« Il a fait un certain nombre de petits délits. Il vendait de la drogue, un peu de vol à la tire, quelques bagarres aussi. »

« Oui, rien d'intéressant... tu n'as rien d'autre ? »

« Battu et violé par son père, mère alcoolique, sa jeune soeur se suicide après une nuit d'orgie dans une soirée, il s'est fait la belle y'a deux ou trois ans, il traîne dans un gang depuis... », continua la voix comme on lit en diagonale un article de journal, « ah si, y'a un truc intéressant là... Il a tenté de tuer une petite vieille dans la rue pour son initiation dans la gang... C'était des balles à blanc et la vieille a juste eu la peur de sa vie, mais c'est l'intention qui compte non ? »

« Tu es un crétin, Azraël, mais tu es ordonné, c'est une qualité que j'apprécie. Donne-moi ce dossier et arrête de réciter des stupidités. Trouve-moi une couverture et de quoi lui maintenir la nuque. J'aurais horreur qu'il salisse le cuir tout neuf de ma BMW », dit l'autre voix.

« Très bien, maître. »

Il sentit juste une piqûre au niveau de sa nuque et tout se brouilla.

« Ne t'inquiète pas... », l'homme chercha dans son dossier, « Adam StClaire, tu vas vivre. Je crains que dans quelques dizaines d'années tu ne me bénisses pas autant que cela pour ce que je suis en train de faire, mais j'ai l'habitude de ne pas avoir de reconnaissance. »

La réalité disparut mais ce n'était pas la Mort. Elle aurait été moins cruelle.

Nehwon

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