RetourAnimation Une histoire pour Noël : Une cène de plus
1 -
Samael regardait la neige tomber, silencieuse et ouatée, assis sur un promontoire, le contrefort d'une église loin au dessus des Champs Elysée. C'était un petit garçon d'une douzaine d'années aux yeux bleus perçant approchant le cyan. Il portait une sorte de chemise de nuit en coton blanc, et ses cheveux blonds, un peu trop longs semblaient former des arabesques brodées sur le tissu pâle.
Il serrait contre lui ses genoux, ne laissant que son petit nez, un peu rougi par le vent léger, et ses yeux, enfouis dans la masse désordonnée de ses cheveux, apparaître au-dessus. Il regardait attentivement la rue, couverte de passants pressés, si bruyante de l'effervescence du 24 décembre qu'il n'y avait plus vraiment de place pour les rêves.
Quelques mètres plus bas, la rue grouillait, palpitante. Les gens couraient pour ne pas rater un métro ou un bus, pour ne pas être le dernier sur l'étal des commerçants parce qu'ils avaient enfin eu le souhait du petit neveu et qu'ils devaient impérativement le satisfaire. Il montait jusqu'aux hauteurs une forte odeur de sucres d'orges et de marrons grillés, que des vendeurs ambulants offraient aux passants qui ne s'arrêtaient qu'un court instant auprès des braseros dédiés à la fabrication des friandises.
Samael regardait simplement les gens, ces petits humains, si loin en bas, passer et courir dans une totale folie. Il ne semblait pas particulièrement incommodé par le froid qui s'éparpillait autour de lui en petits morceaux duveteux, tombant en silence comme glissant sur des fils transparents agités par des mains expertes.
Il devait avoir trouvé l'unique point de calme sur lequel pouvait se poser ses yeux dans la foule, un peu plus loin dans la rue, sur sa gauche.
C'est un gamin à peu près de son âge, emmitouflé dans une sorte de parka grisâtre délavée, affublé d'un bonnet aux cache-oreilles tombants passablement démodé, grelottant dans son jeans troué.
C'était la seule zone fixe de la rue. Fixe, parce qu'il était transparent, là mais absent, tenant devant lui une petite boîte d'aumône, qui tremblait de temps en temps un peu à cause du froid ou du passage un peu rapide d'un acheteur fou.
Samael se demanda pourquoi l'enfant-d'en-bas, si près mais aussi si loin, portait cette petite boîte, pourquoi il n'était pas au chaud à regarder les dessins animés une énième fois reprogrammés et dégoulinants de bon sentiments. Il le fixait depuis déjà un moment, et rien ne bougeait, une zone de calme dans le milieu d'une effervescence ridicule, un bout de tristesse au milieu d'une marée de bonheur simulé.
Une main se posa sur la tête de Samael. Il sursauta.
« Qu'est-ce que tu fais encore ici, petit frère. » dit l'agresseur, « Père nous attend. »
« Je sais, Dominic », répondit simplement le garçon sans plus d'explications.
« Qu'est-ce qui te tracasse, dis-moi ? »
Dominic s'installa près de l'enfant sur le contrefort de l'église, au-dessus du vide. Il portait un costume blanc couvert par un manteau droit de laine noire. Sa cravate blanche était retenue par un petit crucifix d'argent. Ses yeux bruns, ordonnés dans son visage par un nez très droit, laissaient apparaître dans son allure une certaine rigidité.
« Il n'y a rien qui te choque dans la rue ? », reprit Samael.
Dominic fit face à la rue et l'étudia attentivement.
« Rien de bien particulier. »
Samael fit la moue, comme si cette réflexion était impardonnable de la part de son frère.
« Ce garçon, là-bas... »
« Oui, il se nomme Eric. », retourna Dominic, « Qu'a-t-il de particulier ? »
« Qu'est-ce qu'il fait ? »
Dominic sembla comprendre d'un coup ce que voulait dire Samael.
« Tu sais que ce que tu penses est contraire à la règle, n'est-ce pas ? »
Le visage de Dominic était devenu plus sombre d'un coup, comme s'il allait gronder Samael pour une aussi vilaine pensée.
« Et puis Père nous attend, tu sais qu'il n'aime pas les retardataires. »
« Mais... »
Samael s'était levé. La rue commençait à se vider. La cloche de l'église, quelques mètres au dessus d'eux, frappa huit coups, forts et clairs. Il restait encore quelques marrons et quelques sucres d'orges et Eric, transi de froid, agitant faiblement sa timbale au bout de la rue.
« Je resterai là », dit Samael, « au moins, il aura de la compagnie. »
Dominic le suivit des yeux.
« Pourquoi lui ? », demanda-t-il.
« Il paraît si seul. »
Dominic posa les yeux sur l'enfant au loin, laissant l'ambiance de la rue venir vers lui et il comprit que Samael disait vrai. Il semblait si petit dans ce décor, si terrifié et si seul.
« Je crois qu'on peut contourner les règles, cette nuit. », dit Dominic, « Je reviens. »
2 ?
Eric regardait les passants qui se pressaient devant lui comme s'il avait été au Café Maurot, à quelques mètres de là, installé dans la vitrine, réchauffant ses mains sur une tasse de chocolat chaud. Ils passaient sans faire attention à lui, comme si rien ne comptait plus que leur vie. C'était ça aussi l'esprit de Noël. Mais, malheureusement, il n'avait jamais mis les pieds dans le Café Maurot, parce qu'il aurait été totalement incapable d'y acheter ne serait-ce qu'un chocolat.
Il n'espérait plus rien pour cette nuit, bientôt la rue se viderait, plus tôt que d'habitude et il retournerait chez lui, sachant que sa mère ne serait pas là et qu'elle ne rentrerait certainement pas de la nuit. Pour son type de travail, c'était une nuit à ne pas rater... Comme la plupart des soirs de sa jeune vie, il s'occuperait de sa soeur et s'installerait pour regarder la petite télé dans le salon, jusqu'à s'endormir pour une nuit de rêve. Les enfants n'aiment généralement pas l'heure d'aller se coucher, mais lui, c'était son monde, un endroit où la solitude ne pesait pas aussi lourd.
Il secoua doucement son gobelet métallique, fermé sur le dessus par un couvercle en métal comportant un trou pour laisser passer les pièces et les billets. Il émit un petit tintement, c'était certainement le pire son qu'il pouvait entendre. Les billets amortissaient les bruits des boutons qu'il laissait au fond de la boite pour appeler les dons. Ce soir, ce serait vache maigre. Il ne rêvait plus depuis longtemps d'avoir un cadeau pour Noël.
Il sortit de son état d'hébétude lorsqu'il se sentit regardé. L'homme de l'autre côté de la rue avait approximativement vingt-cinq ans, et portait un étrange costume blanc couvert par un manteau original en laine. Son regard était différent. Il parla au marchand ambulant qui vendait des boissons chaudes et des friandises, puis, attendant sa commande, il se retourna vers Eric encore une fois. Le marchand lui tendit sa commande et il paya. Eric se demanda pourquoi il se sentait un peu triste de le voir finalement partir. Pourquoi cet homme paraissait-il différent des autres ?
Et il traversa la rue, se dirigeant vers lui. Ce n'était pas possible, personne n'avait jamais modifié sa route pour venir vers lui. Il se dirigeait bien vers Eric. Il portait deux gobelets. Il se campa devant lui et le fixa dans les yeux. Eric trouva cela gênant, c'était une personne étrange qui le voyait, lui l'invisible. Même les gens qui lui donnaient de l'argent ne le voyaient pas réellement. Ils n'étaient plus, depuis longtemps, émus par sa condition, ni par son visage angélique et encore moins par ses yeux un peu délavés. Même ses bienfaiteurs ne le voient plus tels qu'il est mais comme une solution pour soulager leurs âmes coupables d'être heureuses.
Mais cet homme...
« C'est pas ta soirée, j'ai l'impression. », dit-il sur un ton aimable en lui tendant une tasse de chocolat dont l'odeur sucrée monta rapidement jusqu'à ses narines. Eric resta méfiant, le regardant plus attentivement comme pour finir par trouver le piège.
Son regard limpide semblait l'ouvrir totalement. Personne n'aurait certainement la désinvolture de s'exposer ainsi. C'était déplacé, troublant voire même indécent. Ses yeux étaient irréels, d'un bleu presque gris, si profond qu'Eric en eut presque le tournis. Ils renfermaient une pureté qui lui parut si complète qu'il accepta finalement la tasse brûlante que l'étranger lui tendait. Il posa les lèvres sur le rebord du carton après avoir coincé la boite d'aumône entre ses cuisses le temps de se réchauffer les mains. L'homme s'assit sur un banc. Il tourna légèrement la tête vers Eric et le regarda boire le liquide fumant sans toucher au sien.
« J'ai une question à te poser. », reprit-il, « J'aimerais savoir si tu peux me rendre un service. »
Eric, sentant le piège venir, enfonça à nouveau ses yeux dans le regard de l'homme. Il n'y trouva aucune méchanceté ni aucun subterfuge.
« J'ai un petit problème avec les églises, et j'aimerais que tu ailles allumer un cierge pour moi avant la messe de minuit. Tu peux faire ça ? », poursuivit-il.
Il y ajouta un petit sourire et posa une enveloppe sur le banc près de lui.
« Je veux... », Eric baissa les yeux vers le curieux petit paquet. Lorsqu'il les releva, son interlocuteur avait disparu, laissant derrière lui, en plus de l'enveloppe sa tasse de chocolat pour unique témoignage de sa présence.
Il tourna la tête d'un côté puis de l'autre, cherchant l'homme au complet blanc. Mais il ne trouva que la foule clairsemée d'un huit heure du soir à Noël sur les Champs Élysées. Il tendit finalement la main vers l'enveloppe. Le petit paquet contenait un billet de 100 euros. C'était cent fois trop pour faire ce que lui avait demandé l'homme. Il se mordit la lèvre, se demandant ce qu'il devait faire.
3 ?
Pour atteindre l'église, Eric devait traverser la presque totalité de l'avenue. Il finit par se décider et s'y dirigea l'esprit perdu.
Le billet dans sa poche droite le brûlait presque comme une friandise un peu trop chaude qu'on s'interdit de manger mais dont on a furieusement envie. Il passa devant les théâtres mais aussi devant les vitrines de magasins regorgeant de jouets et de choses aux couleurs aussi improbables qu'attirantes.
Par ici, un ours en peluche, un peu simple mais qui semblait si doux, plein de promesses et de rêves douillets. De petits yeux boutons qui regardaient fixement le monde à travers la vitre, se demandant certainement ce qu'il pouvait bien y avoir derrière cette mer de ténèbres qu'était la rue. Il y avait aussi les trains aux formes oblongues, miroitant d'acier et de plastiques oranges et rouges qui couraient autour d'un village de voitures miniatures. Il y avait aussi les robots, menant des guerres imaginaires dans un espace plein du bruit des combats, brandissant leurs boucliers et leurs armes aux rayons destructeurs. Il y avait le visage d'un pirate maquillé aux traits d'un acteur célèbre dans une petite pochette de plastique qui promettait des voyages dans le temps et vers d'extravagantes Caraïbes. Il y avait aussi les livres enluminés, brillants d'images prometteuses et aux titres miroitants, les écrans aux couleurs changeantes, se couvrant de pulsations rythmiques suivant les vagues numériques des divertissements logiciels.
Il marchait lentement, en proie à une sorte de combat intérieur. Il se demanda, une fois pour chaque pas, pourquoi il n'entrait simplement pas dans l'un de ces magasins, pourquoi ne demandait-il pas simplement le jouet qu'il avait toujours voulu, et un paquet de délicieuses choses à manger.
Encore un étal, encore un pas. Il y avait là une table. Pourtant, les tables ne parlent généralement pas aux enfants. Mais dans le cas d'Eric, le point de vue était différent. Cette table de fête était presque le rêve qu'il avait toujours formulé, quatre couverts autour d'un plateau en verre, un bon plat fumant en son milieu et des sourires autour. Elle avait la couleur rouge, blanche et bleue d'un bon Noël heureux. Avec cent euros, il aurait suffisamment pour faire un délicieux réveillon.
Le premier vrai réveillon depuis le début de sa vie, se disait-il. Mais pour chaque pas, il se souvenait de ce que son père lui disait avant de mourir.
« Ne trahis jamais la confiance que l'on t'a faite, car ce serait te trahir toi-même. »
Il se demanda aussi pourquoi son père l'avait trahi en quittant sa vie si tôt. Jamais les trois ou quatre cents mètres de ce boulevard n'avaient été un tel calvaire à parcourir.
Mais il ne flancha pas et entra dans l'église. Il prit un cierge, l'alluma et le glissa dans un emplacement libre sur le bougeoir devant lui. Il plaça le billet dans le tronc qui se trouvait à côté. Il fixa la petite flamme qui vacillait devant son nez. Un ange venait de s'envoler.
Il eut les larmes aux yeux une fois qu'il eut réalisé ce qu'il venait de faire. Il plaça ses mains dans ses poches, se mordit une fois de plus la lèvre et sortit dans le froid piquant du boulevard. Sa journée aurait difficilement pu être pire.
Il se dirigea vers l'appartement un peu trop petit et un peu trop miteux qu'il habitait avec sa soeur et sa mère. Il fit comme chaque jour et ne jeta pas un regard de plus aux étals de commerçants qui se trouvaient sur son chemin. Lorsqu'il arriva devant l'escalier d'arrière-cour qui le menait vers sa vie sordide, il pleurait et il ne pouvait plus prétendre que c'était le froid qui lui piquait les yeux. Pour une fois, se disait-il, j'aurais dû vivre pour moi.
Il rentra finalement, sa soeur avait mis la table et regardait la télé. Une présentatrice trop maquillée au sourire trop blanc présentait le loto. Alors que la bille tombait sur le présentoir, 22, 12, 7, on frappa à la porte.
4 ?
Eric soupira. Il pria pour que ce ne fût pas le logeur qui venait une fois de plus demander ses comptes. Il se dirigea vers la porte. Au travers du bois vermoulu aux senteurs de vieilleries et de décrépitude, il entendit une voix juvénile, un petit rire cristallin comme celui d'un garçon qui venait de faire une bonne blague et qui en attendait le résultat. Puis, il entendit un murmure quand il tendit la main vers la poignée de la porte.
« Allons, Samael, un peu de calme. Ca ne sied vraiment pas à ta condition. »
La voix qui tentait de sembler bourrue parut sur le point de pouffer elle aussi de rire. Il se demanda s'il n'était pas le dindon de la farce. Il décida d'en avoir le coeur net le plus vite possible. Il ouvrit la porte.
Derrière se trouvait le jeune homme qui lui avait offert un chocolat et lui avait demandé de mettre un cierge à l'église et un jeune garçon, pieds nus et en chemise de nuit. Ses yeux étaient si bleus qu'Eric se demanda s'il ne rêvait pas. L'homme se racla un peu la gorge pour reprendre son sérieux.
« Bravo, tu es un garçon très droit et vertueux. » commença-t-il, ce qui fit pouffer son jeune compère.
« Arrête, Dom', tu es ridicule. », dit le jeune garçon, « On voulait pas te laisser seul ce soir, avec ta petite soeur. Mais comme notre Père nous attend, on a décidé de t'emmener avec nous.»
Le garçon lui fit un clin d'oeil et il eut l'impression qu'il devait les suivre.
« Je... Je ne sais pas trop. Je n'ai pas demandé... »
« Laisse donc ceci à ta maman, elle ne s'inquiétera pas. »
L'homme qui s'appelait Dom' lui tendit une enveloppe, plus grande que celle qu'il avait laissée sur le banc, il y avait quelques minutes. Eric l'ouvrit et regarda à l'intérieur, il y avait un carton de Vélin légèrement rugueux qui portait en lettre d'or le mot « Invitation » et un symbole compliqué en forme de triangle portant la mention « Pater Familias ». La lettre indiquait qu'ils avaient tous deux été conviés à un réveillon de Noël, le reste était du bla-bla.
« Bon, il faut commencer par vous trouver des habits... », dit Samael.
« Tu devrais parler pour toi, petit frère, pouffa Dominic »
L'homme attrapa trois paquets qui se trouvaient près du sol, en envoya un au jeune garçon aux cheveux blonds et tendit les deux autres à Eric et à Linda. Dominic entra et ferma la porte derrière lui, il y posa le dos et croisa les jambes.
« Dépêchez-vous, tous les trois, Père n'aime pas les retardataires. »
Ce qui suivit fut très vite un franc moment de rigolade. Samael présenta Dominic et les trois enfants mirent bien plus de temps à se laver et se préparer qu'ils auraient dû. Si Eric avait su ce qui l'attendait, il aurait eu moins de mal à placer le billet dans le tronc de l'église. Rien que de se préparer, il avait déjà passé le plus beau Noël de sa vie.
Mais la soirée ne faisait que commencer.
5-
Lorsqu'ils furent prêts, Dominic prit Eric par les épaules et le toisa de haut en bas. Il portait une sorte de costume blanc. Il ressemblait un peu à celui qu'Eric avait dans sa penderie et ne mettait que pour les grandes occasions. Le pantalon était droit et à pinces, avec un pli bien droit sur le devant. La veste tombait un peu au dessous de ses hanches et le pan droit remontait très haut pour se fermer sur l'épaule droite. Le col fermé par des attaches remontait assez loin et cachait une bonne partie de son cou. L'intégralité du vêtement était brodée d'enluminures complexes et florales, d'or et d'argent.
Linda portait une robe de soirée un peu démodée, mais d'une très belle couleur saumon. Elle descendait en corolle autour d'un cerceau de bois. Des bretelles de dentelles tenaient un bustier à volants relevé de motifs brodés en argent. Samael était occupé à finir de la coiffer au mieux.
« Je pense que nous sommes prêts. », finit par dire Dominic en regardant le résultat.
Il releva sa manche pour regarder sa montre.
« Et nous sommes en retard. », finit-il par ajouter.
Il indiqua la porte aux enfants et glissa, discrètement, un morceau de papier supplémentaire dans l'enveloppe présente bien en évidence sur la table de la salle à manger. Samael passa la porte en premier laissant Dominic fermer la marche. Eric prit la précaution de fermer la porte à clé avant de descendre l'escalier en faisant attention de ne pas salir son costume.
« On va où ? », finit-il par demander ne sachant finalement pas trop où il venait de mettre les pieds.
Ce fut le moment que choisit une limousine immense et sombre comme la nuit, aux vitres teintées et à la carrosserie brillante pour faire son entrée dans la rue un peu trop étroite pour son ampleur. Le conducteur prit une infinie précaution dans sa manoeuvre pour réussir à s'arrêter finalement en face du petit groupe. Huit roues, six portes et de longs mètres agressifs et solennels venaient de répondre à la question d'Eric.
Les portes arrière s'ouvrirent sur le visage renfrogné d'un homme aux yeux sombres. Il regarda Dominic droit dans les yeux avec un air de reproche. Puis il toisa Samael qui se glissa derrière son frère.
« Vous savez que Père n'aime pas attendre. Je veux que tout soit parfait pour son arrivée. Votre table nous paraît actuellement bien vide. », dit l'homme.
Il portait lui aussi un habit de cérémonie d'un blanc immaculé. Ses longs cheveux noirs tombaient dans son dos en une tresse parfaite. Ses lèvres pincées semblaient indiquer sa contrariété, mais elles ne semblaient pas porter de colère.
« J'aurais aussi aimé être prévenu que notre réunion annuelle comprendrait des invités. »
Il salua Linda puis Eric d'un sourire qui leur fit comprendre que son air sombre n'était qu'une façade qu'il voulait convaincante.
« Allons, Mickaël, c'est le principe même de l'invité de dernière minute. Il y a quelques minutes nous ne savions pas qu'ils seraient invités. », répliqua Dominic d'un ton désinvolte.
L'autre se retint de rire.
« Ca ne vous empêche pas d'éviter d'être en retard. », conclu-t-il.
Il indiqua fermement l'un des sièges de cuir de la limousine du doigt.
« Evitez de me faire perdre plus de temps, j'ai un repas à ordonner pour... hum... 80 personnes maintenant ! »
Ils montèrent tous sans se faire prier. Eric profita du voyage, les yeux grands ouverts pour ne manquer aucune des merveilles de la voiture. Il regarda aussi Mickaël un peu plus attentivement. Son visage était droit, loin d'être agressif et il semblait bien plus avenant maintenant que tout était en ordre qu'il ne l'était quelques instants plus tôt. Il portait des traits qui le faisaient paraître sûr de lui et d'une volonté farouche.
« J'espère que mes deux frères ne vous ont pas trop fait peur. Ils peuvent être un peu étranges parfois. », dit-il pour briser le silence à destination de Linda et d'Eric.
« Ils ont été très gentils tous les deux. », répondit Eric
Mickaël sourit comme si cette réponse l'informait aussi sur quelque chose de plus secret dans sa question.
« Ca, je n'en doute pas. », finit-il par dire avec un grand sourire.
La limousine venait de sortir de la ville quand Eric tourna à nouveau la tête vers l'extérieur. Il se demanda comment le chauffeur avait fait pour laisser derrière lui les feux et les routes de Paris en aussi peu de temps. Il se dirigeait vers une grande bâtisse, maintenant visible et illuminée de milliers de décors de fête.
« C'est là que nous allons ? », demanda Linda, le nez collé à la vitre pour profiter de chaque lumière.
La bâtisse était une gentilhommière datant certainement des plus belles heures du siècle des lumières, et aujourd'hui, elle semblait revivre sa plus grande époque, brillante de mille feux et laissant apparaître un flot incessant de voitures plus extravagantes les unes que les autres.
« En effet, jeune fille. », répondit Mickaël, « Cette maison s'appelle « le Choeur des Anges », elle est belle, n'est-ce pas ? »
Eric se sentait un peu gêné. Il allait se retrouver au milieu d'une multitude de personnes qu'il ne connaissait pas. Il n'était pas très à l'aise dans ces vêtements un peu trop chics. Et Mickael, comme Dominic ou Samael, avaient un air étrange, comme irréel.
Dominic se pencha vers lui.
« Tout sera expliqué, demain matin. Profite donc de ta soirée. », lui murmura-t-il.
La limousine s'arrêta devant le perron de l'immense bâtisse. La porte s'ouvrit de l'extérieur. Un homme d'une quarantaine d'années passa son visage par l'entrebâillement.
« Mickaël, Gabriel vient d'appeler pour nous faire savoir que lui et Georges arriveront dans moins de dix minutes. », prévient l'homme visiblement un peu stressé.
« Allons, Laurent, maintenant que Dominic et Samael sont là, je pense que tout est en place. Entrons et préparons-nous à le recevoir au mieux, comme d'habitude. », répondit l'intéressé, « Dominic, je te laisse le soin d'installer nos invités aux meilleures places de ta table. »
Linda, Eric, Samael et Dominic entrèrent dans une immense salle de bal. Elle était somptueusement décorée de draperies blanches et argent brodées d'or. Des lampes habilement dissimulées dans les plafonds et les boiseries rendaient l'ensemble incroyablement diaphane et irréel. De grandes tables pouvant comporter 10 ou 15 personnes étaient dressées en cercle autour d'une table plus petite, qui ne comportait que sept couverts. Dominic partit en reconnaissance pour trouver sa table. Il regarda, comme plusieurs autres convives, les noms indiqués près des verres autour de chaque couvert. Ne trouvant pas le sien, il se redressa et parut très surpris.
Samael tourna la tête et poussa un petit cri de surprise et de bonheur. Il se dirigea vers une grande femme d'une trentaine d'année au visage d'une beauté incroyable. Eric parut surpris lorsqu'il lui sauta dans les bras.
« Comment va mon petit frère préféré... », dit la femme avec une voix trop grave.
Eric fit le tour de l'assemblée et ce qui le dérangeait dans l'ordonnancement et dans les convives finit par faire jour dans son esprit. L'ensemble des personnes en recherche d'un siège était des hommes. La seule fille présente à cette réception était Linda et maintenant qu'il y faisait plus attention, les autres convives semblaient la regarder avec une certaine surprise.
« Novalis, je ne pensais pas que tu serais là aussi tôt. », répondit Samael, « viens, je veux te présenter des nouveaux amis. »
« Qu'est-ce à dire, petit frère, tu trouves que je suis trop souvent en retard ? », s'offusqua l'être androgyne.
« Je trouve juste, comme Mickaël, que tu as tendance à être un peu trop dans la lune. »
L'être sourit et suivit son petit frère qui le tirait par la main.
« Voici Eric et Linda. Je les ai rencontrés sur les Champs Elysée. »
« Bonsoir, jeunes gens. », murmura l'homme en s'inclinant.
Eric fut presque choqué de la beauté de cet être étrange. Maintenant qu'il le regardait de plus près, il pouvait clairement affirmer que c'était un homme, mais quelques secondes plutôt, il aurait parié que c'était une femme. Même ses vêtements pouvaient porter à confusion.
Dans l'entrefaite, Dominic revint de son exploration avec un visage un peu sombre.
« On est à la table de Père. », dit-il
« Ca n'a pas l'air de t'enchanter ! », remarqua Novalis qui le prit dans ses bras sans gène, « serait-ce parce qu'il va falloir tenir le standing lors de la soirée ? »
Le rire fut franc et il sembla que Dominic ne s'offusqua pas de la remarque. Novalis se pencha pour embrasser Eric et Linda sur le front.
« Passez une heureuse soirée tous les deux, je vais me chercher ma table maintenant. », dit-il en guise d'au revoir.
Dominic fit une petite courbette pour indiquer la table centrale à Eric et à Linda. Ils s'y dirigèrent sans se faire prier. En regardant les placements, ils se retrouvèrent l'un en face de l'autre, de chaque côté de la place la plus éloignée de l'entrée de la salle, près de l'âtre où brûlait un grand feu. Dominic s'installa près de Linda et Samael près d'Eric. Les places restantes étaient respectivement indiquées pour Georges et Gabriel. La place du fond, dos à l'âtre n'était pas nommée.
« C'est la place de votre père ? » demanda Eric.
« Tu devras l'appeler Père aussi, » répliqua Dominic, « il n'aime pas qu'on l'appelle Monsieur. »
La salle s'était remplie et les discussions allaient bon train entre les invités. Eric remarqua une petite table, engoncée près d'une colonne, qui ne comportait que deux places. Les invités installés là semblaient assez déplacés dans l'ensemble des autres. L'homme, d'une grandeur et d'une prestance incroyable semblait passablement ennuyé par le décorum. Il était habillé d'un complet sombre très à la mode et d'un pardessus de convenance d'un noir de jais. La femme, près de lui, la seule autre de la salle, mangeait des olives en les plantant de ses ongles, qu'elle avait très longs et pointus. Elle portait une robe, elle aussi très à la mode, mais aussi très outrancière, laissant voir son corps plus que de raison par les ouvertures que laissaient les lacets qui tenaient l'avant attaché à l'arrière.
« Qui est-ce ? » demanda Linda en indiquant la petite table du menton.
« L'un de nos frères, Lux. », répondit Dominic, « comme tu peux le voir, il est puni et c'est en partie à cause de ses fréquentations assez dérangeantes et malsaines. »
« Tu m'as dit qu'il fallait que je l'appelle Père aussi, mais mon père est... », dit Eric.
Il ne put finir sa phrase car l'ensemble de la salle venait de se lever sous l'impulsion de Mickaël. La porte centrale s'ouvrit et trois personnes entrèrent, d'un pas solennel.
« Le plus à droite, c'est Gabriel. Notre Père est au centre et c'est Georges à sa gauche. », dit Samael discrètement. Un tonnerre d'applaudissement retentit dans la salle.
6 ?
Gabriel était un jeune homme de vingt-cinq ans, l'air plutôt musclé et déterminé, il portait un costume gris très clair croisé. Ses cheveux coupés court laissaient tomber une petite mèche rebelle sur le devant de son visage. Son sourire parfaitement blanc cachait une attention de chaque instant. Georges était d'un autre style. Il rappelait le chevalier de l'ancien temps, que Eric avait vu à la télévision lors du passage d'un téléfilm sur le roi Arthur. Il portait une barbe assez courte et bien taillée et les cheveux bouclés mi-longs. Son costume, blanc et militaire, laissait apparaître sa stature très imposante.
Le Père était un homme au charisme incroyablement souverain. Il reflétait une soixantaine très épanouie, le visage calme et sage, mais aussi emprunt d'une puissante détermination. Un collier de barbe très proprement ajusté, le front légèrement dégarni et quelques rides d'expression ajoutaient encore à l'aura de prestance qu'il développait. Son costume simple mais agréable, d'un blanc immaculé laissait apparaître une stature imposante pour un homme de son âge.
Ils se dirigèrent vers la table centrale.
Ils prirent leurs places puis le Père, toujours debout, s'adressa à l'assemblée d'une voix puissante.
« Mes fils, chers invités, comme chaque année, nous sommes rassemblés ici pour faire le point sur nos activités et pour resserrer nos liens familiaux. Comme chaque année, le premier de mes fils ne sera pas de notre fête et vous savez tous qu'il faudra attendre son retour encore quelques temps. Pourtant, je souhaite, comme chaque année la paix à toute l'humanité et vous savez que c'est de notre devoir de faire que ce souhait se réalise. Maintenant, je vous offre de profiter au mieux de cet instant de répit, car dès demain notre mission reprendra de plus belle. »
Il fit une pause.
« Que la fête commence. »
Il s'assit et avec lui l'ensemble de la communauté des présents. Il regarda Linda qui rougit puis ce fut le tour d'Eric qui ne put soutenir son regard.
« Dominic, tu as bien choisi tes invités. », dit-il simplement.
« Ce n'est pas réellement moi, Père, c'est Samael qui a choisi Eric. », répondit Dominic.
« Et bien, Eric, quel est ton souhait pour cette belle nuit de Noël ? », demanda Père en souriant.
Eric hésita un moment. Puis répondit.
« Ce n'est pas possible. », dit-il simplement.
Gabriel rit doucement.
« Rien n'est impossible, Eric. », dit-il.
« Je voudrais revoir mon père, mais il est mort, c'est impossible. », dit Eric le visage sombre.
« Allons », ajouta Père, « Disons que ce n'est pas facile. Et toi, Linda ? »
La fille, intimidée, ne répondit pas tout de suite.
« Allons, n'aie pas peur. », lui murmura Dominic.
« Je voudrais que maman soit heureuse pour toujours. », dit-elle d'une petite voix.
Le Père regarda Samael qui baissa instantanément les yeux, et Dominic qui soutient difficilement son regard.
« Visiblement, pour cela, je n'aurai rien à faire. », dit Père avec un regard désapprobateur vers ses deux jeunes fils.
Le repas fut servi et les discussions reprirent bon train. Eric passa une soirée merveilleuse. Même très intimidant, Père était d'une incroyable gentillesse et d'une sagesse incommensurable. Gabriel et Georges étaient aussi très agréables. Ils rirent beaucoup, mangèrent comme jamais dans les souvenirs d'Eric et passèrent une soirée formidable. Plusieurs des convives firent des tours de magie, chantèrent ou jouèrent de la musique, d'autres proposèrent des spectacles de jonglerie ou d'acrobatie, d'autres encore de la poésie. Le moment le plus étrange fut certainement l'histoire ponctuée de magie que proposa Lux. Eric en trembla d'une peur agréable. Il dut aussi retenir ses larmes et rit aussi beaucoup. C'était un être étonnant.
Lorsque tout fut fini, Linda s'était endormie sur les genoux de Dominic et Eric avait lui aussi du mal à rester éveillé.
« Il est temps de rentrer maintenant, Eric, Mais j'ai une promesse à tenir avant que je ne parte. » dit la voix de Père.
Il sombra dans la douce nuit voluptueuse du sommeil.
7 ?
Il s'éveilla dans un jardin magnifique au milieu de fleurs multicolores et d'arbres verdoyants. Une brise chaude d'été faisait s'incliner les herbes en vagues brunes. Il regarda autour de lui et vit un petit kiosque d'antan, peint de blanc et d'or, où reposait un banc attaché par des chaînes enroulées de lierre et d'autres plantes grimpantes. Sur le banc, il y avait un homme.
Et cet homme, c'était son père, qui souriait en le regardant.
« Je sais que je te manque, Eric, mais tu ne dois pas perdre espoir. Souviens-toi, le billet dans le tronc de l'église. Tu n'as pas à être saint toute ta vie, mais tu dois te respecter toi-même, c'est le plus important. Fais du mieux que tu peux, je serai toujours très fier de toi. Je serai toujours dans ton coeur. »
Eric courut, il tendit les bras devant lui, mais une voix le tirait en arrière. C'était une voix lointaine d'abord, et chaque mètre s'allongea pour en devenir cinq. La voix se fit plus clair, elle disait « Linda et Eric... » et ses pas ne parvenaient plus à couvrir les mètres devenu aussi long que dix. Lorsqu'il comprit que c'était sa maman qui l'appelait, ses pas devaient parcourir des mètres aussi longs que cinquante. Et lorsque finalement, il comprit que ce qu'elle disait était « Linda, Eric, réveillez-vous ! », le jardin disparut complètement.
Il était dans son lit. Maman venait d'ouvrir la porte. Elle tenait un morceau de papier dans la main.
« Lequel d'entre vous a eu l'idée de jouer ? », demanda-t-elle très excitée.
« De quoi tu parles, Maman ? », demanda Linda d'une petite voix blanche.
Maman se renfrogna.
« Vous avez regardé la télé très tard hier soir ! »
« Maman, on a... », Commença Linda.
« ... regardé les dessins animés de Noël, jusqu'à deux heure du matin. » rattrapa très vite Eric.
Linda le regarda très surprise. Ses yeux disaient qu'il ne fallait pas mentir à Maman. Eric lui fit « non » de la tête.
« Pour le billet, c'est un homme qui me l'a donné dans la rue hier. Il m'a offert un chocolat chaud aussi. », répondit Eric.
« Je ne veux pas que tu retournes faire la manche dans la rue, je te l'interdis. Et je ne veux pas non plus que tu acceptes n'importe quoi d'inconnus. »
« Mais Maman, je... »
« Tu n'auras plus jamais besoin de faire ça... On vient de gagner le gros lot au loto, regarde. »
Elle lui tendit le journal et le ticket. Les numéros étaient bien identiques et ils étaient les seuls gagnants.
« Je vais préparer le petit déjeuner, et on ira ensemble chercher le lot. », dit-elle, « on va faire la fête. »
Une fois qu'elle fut sortie de la pièce, Eric se tourna vers Linda.
« Pourquoi tu as menti à Maman ? », demanda-t-elle un peu en colère.
Il indiqua simplement la porte de l'armoire. Dans le miroir se reflétait l'image de Samael, un doigt posé sur la bouche. Il était habillé comme la première fois qu'ils l'avaient vu, dans une sorte de toge blanche, mais il portait aussi de grandes ailes de cygne dans le dos.
« Soyez heureux », dit le Samael angélique du miroir, « Nous nous reverrons certainement dans un an. »
Et dans un sourire, il disparut.
Nehwon
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