Autrement... : Partie 17 - Anathème

In a sea of faces, in a sea of doubt
In this cruel place your voice above the maelstrom
In the wake of this ship of fools I'm falling further down
If you can see me, Marian, reach out and take me home...
Marian (Version) - First and Last and Always - Sisters of Mercy


La brûlante lumière s'effaça, laissant le monde pantelant. L'environnement vibrait encore comme si la réalité avait été tellement tendue qu'elle mettait un peu de temps à reprendre son cours normal.
Derrière elle, la lumière laissait une sorte de vide, de silence lourd. Chacun des êtres présents avait ressenti la proximité de l'outre-monde et chacun avait été touché si profondément que rien ne paraissait plus réel que la mort. Les combattants lâchèrent leurs armes aussi simplement que si on leur avait crié que le jeu était fini. Certains s'écroulèrent en pleurant, leurs âmes si profondément glacées par le bras spectral de la mort qu'ils étaient incapables de le supporter.

La scène était la même, Vincent aurait facilement pu croire que le pouvoir de Jordan n'avait pu que réparer le corps de Nicolas sans le faire revenir du monde des morts. Mais, lorsqu'il tourna la tête vers Stéphane, il comprit que l'improbable avait eu lieu. L'Archimage avait le regarde sombre et stupéfait, l'ultime blasphème avait été prononcé devant ses yeux. Le corps vivait et ce n'était pas sous la forme d'un mort-vivant, une sorte de pantin de chair et de sang sans âme ni esprit, c'était bien là l'être vivant nommé Nicolas dans sa totalité. Il ne put que réprimer un frisson. Il savait qu'il avait le pouvoir de faire des choses d'une telle ampleur, mais même Jordan, le plus téméraire des trois, n'avait jamais osé dépasser les règles qu'ils s'étaient fixés lorsqu'ils avaient débuté l'idée de l'Université. Maintenant les choses avaient changé.

Nicolas ouvrit finalement les yeux. Comme sorti d'un rêve un peu trop profond, comme ceux dont on sort parfois cotonneux et depuis lesquels il est difficile de faire la part des choses entre la réalité et le sommeil. Il regarda Jordan. Son visage reflétait l'inquiétude lorsqu'il vit l'Archimage couvert de sang. Il ne comprenait visiblement pas que c'était son sang.

" Je suis désolé, commença-t-il d'une voix pâteuse, je crois que j'ai perdu connaissance. "

Jordan ne put que sourire à cette réflexion. Il se pencha et murmura un " ce n'est pas grave, bonhomme " à l'oreille de Nicolas.

" J'ai fait un drôle de rêve, continua l'enfant un ton plus bas, j'ai rencontré un homme qui portait une grande capuche auprès d'un fleuve immense, les rives étaient dans la brume et je savais que je devais le traverser. Mais l'homme m'a dit que tu venais me chercher. Il a précisé que je devrais vivre avec les mots de Dame Destinée. J'ai vu ta main et je me suis réveillé. Qu'est-ce que ça veut dire ? "

Jordan ne sut pas trop quoi répondre. L'esprit de Nicolas avait certainement voyagé avant qu'il ne le rattrape, il ne comprenait pas encore la description que Nicolas faisait. Il revient à la réalité. Autour de lui, les soldats qui n'avaient pas sombré dans une forme étrange de démence tentaient maintenant de fuir au plus vite ce monstre qui avait réussi à faire revenir un humain du monde des morts. Il se tourna vers Vincent et Stéphane.

" J'ai fait ce que je devais faire, je ne suis pas capable de poursuivre maintenant, vous devez libérer les enfants et secourir Edouard et Luc. "

Son visage se creusait de fatigue à vue d'oeil, c'était le contrecoup d'une manipulation aussi profonde de la réalité.

Stéphane hocha simplement la tête et se dirigea vers la grange. Vincent hésita une seconde regardant son ami assis à même le sol, qui avait maintenant du mal à se tenir droit.

" Va-t'en, j'y arriverais seul. ", répondit Jordan à sa question muette. Il y eut juste un "pop" et l'espace où se trouvait préalablement Jordan et Nicolas était maintenant vide.

" Il était encore capable de faire cela, c'est incroyable. "

*
* *

Depuis le bureau de Jordan, dans la plus haute des tours de l'Université Esotérique, Ethan regardait avec attention les silhouettes ridiculement petites agglutinées contre les grilles de la porte principale. Parmi elles, il y avait des fugitifs, mais aussi des assassins ou des personnes suffisamment folles de xénophobie pour ne pas être très loin de l'animal.
Ethan savait que les portes ne céderaient pas. Mais il avait aidé à organiser une forme de résistance contre la folie ambiante. A ses côtés, le téléviseur égrainait des images de violence sans parole. Il avait coupé le son, incapable de se concentrer sur l'instant présent avec les commentaires désinvoltes des journalistes.

Etrangement, personne n'avait contesté son autorité. Il avait simplement pris les rênes le temps que Jordan revienne. Il avait supposé que sa décision avait soulagé beaucoup de personnes et il comprenait qu'en de telles circonstances, il y avait peu d'âmes pour prendre les décisions qu'il avait à prendre.
Il avait organisé une sélection des entrées avec l'aide des esprits gardiens de l'Université, dépêché Linne ainsi qu'une équipe de soins auprès des blessés qui arrivaient maintenant en grand nombre à la porte principale. Il avait aussi délégué un certain nombre de mages de combat pour éviter que l'hécatombe ne continue. Le nettoyage avait été fait assez facilement, mais les forces de l'ordre régulières ne tiendraient pas longtemps sous la vague de haine incroyable qui rampait au dehors.

Amélia raccrocha le téléphone de la petite salle d'étude un peu violemment et retourna dans pièce principale. Ethan se retourna. Cette femme avait rejoint les rangs de l'Université lorsqu'elle avait entendu les premières rumeurs d'émeutes, elle avait amené avec elle une grande partie du foyer pour "orphelins de l'Eveil" dont elle était en charge. Elle avait vu bien plus clair que bien des gens. C'était une femme étonnante.

" Il ne veut rien entendre. Le préfet m'a fait comprendre que l'Université n'est pas le seul endroit où la folie s'est emparée du monde. Il m'a précisé qu'il était incapable de trouver des renforts de police pour éviter des dégâts plus importants puisqu'il était incapable de trouver des troupes pour faire respecter le couvre-feu. Donc, il ne faut compter que sur nous-même. "

" Je suis prêt à parier que nous nous en sortiront mieux que le reste du monde ", ajouta cyniquement Ethan. " Et ceux qui auront réussi à entrer auront beaucoup de chance. "

Amélia regarda alternativement le téléviseur qui montrait des images de violences urbaines et la grille dans le lointain. Elle se demandait encore si elle n'allait pas finir par se réveiller.

Jordan apparut dans le centre de la piéce, couvert de sang, avec Nicolas, le teint cireux dans les bras. Amélia et Ethan se regardèrent, un instant interdit, puis se précipitèrent pour aider.

" Qu'est-ce qui s'est passé ? " demanda Amélia.

Nicolas la regarda, les yeux un peu trop ternes.

" Il m'a ramené à la vie ", dit-il froidement.

Jordan sembla choqué. L'enfant avait compris ce qui s'était passé et il se demanda si son ton n'était pas celui du reproche. Il se sentit d'un coup vidé, comme si c'était maintenant que le sort drainait l'énergie dont il avait besoin. Il eut un haut-le-corps et se plia en deux sous la douleur. Il eut l'impression qu'il était en train de faire une crise cardiaque. Il supposa un instant qu'il allait payer son affront à la réalité de sa vie.
Mais, lorsque son corps se remplit à nouveau de chaleur, d'une vibrante vague d'énergie, il comprit finalement que c'était une surcharge de mana qui avait provoqué cette douleur, il puisait ce qui lui était nécessaire pour récupérer dans la fontaine de Mana de l'Université. Son corps trembla sous la quantité d'énergie qu'il emmagasinait d'un coup. Quand ce fut fini, il se sentait parfaitement frais et dispo, la fatigue avait totalement été effacée de ses veines et il se sentait plus fort que jamais.

Nicolas eut le même haut-le-corps, quelques secondes plus tard et son visage gris reprit instantanément des couleurs. Ce fut aussi à se moment que la moitié de sa chevelure, le côté droit, vira au blanc et que ses yeux devinrent rouge sang.
Ethan avait compris et resta un moment interdit, la main devant la bouche se demandant si ce qu'il avait supposé était la vérité. Amélia les regarda tous les uns après les autres sans comprendre.

" Qu'est-ce qui se passe ici ? Est-ce que ce monde est réellement en train de devenir fou ? "

Ethan sortit sur le balcon regardant une explosion atteindre le bouclier invisible formé par les esprits de protection de l'Université. La foule se dispersait en hâte, une nouvelle explosion retentit, puis encore une. Presque tous les éveillés qui avaient cherché refuge dans l'enceinte étaient arrivés à entrer plus ou moins saints et saufs. Mais il y avait quand même quelques corps allongés sur l'esplanade derrière les grilles magiques maintenant fermées.

" Ils nous tirent dessus au lance-roquette et balancent des cocktails Molotov. ", indiqua Ethan, " Je crois qu'il faudrait faire quelque chose de plus radical que de regarder. "

Jordan se leva. Il prit la télécommande de la télévision et fit rapidement un tour des chaînes. Toutes les images n'étaient que morts, flammes et slogans xénophobes. Il resta un moment dans la contemplation de ses pires cauchemars incarnés. Il fut tiré de ses pensées quand Vincent, Stéphane, Edouard, Luc et l'ensemble des enfants apparurent dans la pièce.
Les deux jumeaux avaient perdu connaissance, Thomas et Edouard étaient visiblement très mal en point, les autres étaient plus ou moins en un seul morceau.

" Ethan, voudrais-tu allez chercher Linne au plus vite ? ", demanda Jordan calmement, " Je crois que les jumeaux sont en phase primaire d'Eveil. "
Ethan ne se fit pas prier et sauta par-dessus le balcon.

" Tu fais erreur. ", dit doucement Vincent à Jordan, " Ils ont bien besoin de Linne, mais ils sont tous en phase primaire d'Eveil, ta petite démonstration a provoqué des réactions de tous les organismes qui n'étaient pas mana-dépendants dans les environs. C'est un Eveil massif. Tu sais ce que ça veut dire, je suppose. "

Jordan regarda le sol.

" Que les séquelles seront importantes... "